Dans ce secteur, il y avait à peu près deux légions, pour tenir tête à toute la garnison d’Alésia. Mais César et deux légions, cela faisait bien six légions.
Sentant un raidissement de la défense et inquiété par les échecs subis là où ses hommes avaient pu aborder le retranchement même, Vercingétorix ne s’entête pas et décide de porter le gros de ses troupes loin de là, contre une position à flanc de colline — sans doute quelque part sur les pentes de Flavigny.
On se représente le jeune chef à la haute taille jamais courbée, calme sous les rafales de flèches, de traits, de pierres, communiquant sa foi, sa fougue, à des troupes disciplinées. Car il fallait qu’elles le fussent, et singulièrement confiantes à son égard, pour rester ainsi mobiles à ses ordres, capables, sur un mot de lui, de stopper une attaque sans perdre leur élan, et d’entreprendre un assaut difficile contre une position toute neuve, sans douter du succès. Dans le soleil qui penchait déjà, talonné par le temps, Vercingétorix lançait : « Les camarades là-bas sont en train de percer. A notre tour et c’est la victoire ! Cette fois nous les aurons. Nous touchons au but. La Gaule est libérée. Mais pressons, pressons…»
Dans l’urgence d’agir avant que les Romains aient pu parer la manœuvre, Vercingétorix donnait des ordres précis aux unités en retraite, à mesure qu’elles passaient devant lui, et les hommes se regroupaient en marchant.
Parvenus devant les ouvrages à attaquer, les Gaulois ont la surprise de les trouver peu fortifiés et mal défendus. Archers et frondeurs, avec méthode, désorganisent la défense par une grêle continue de projectiles ; les spécialistes comblent le fossé, les lames de leurs faux entaillent la palissade, leurs grappins la renversent par places, découvrant les légionnaires. Dans les brèches, les troupes de choc s’engouffrent.

Vercingétorix avait bien choisi son objectif et son moment. Trop peu nombreux en cet endroit, que César avait dégarni pour alimenter la bataille, les Romains reculent. Coup sur coup, César envoie des renforts sous les ordres de Brutus d’abord, de Fabius ensuite. Il intervient personnellement. Pour faire la part du feu, il ordonne un repli sur les positions transversales de sécurité (21), barrant la grande route de circulation entre les deux lignes de retranchements. La vague d’assaut, épuisée par son premier effort, hésite et s’arrête. La voie d’eau était momentanément aveuglée. Rassuré, César éperonne son cheval et regagne son poste de commandement, sur la pente Sud-Ouest de Flavigny. Vercingétorix, infatiguable, entreprend une nouvelle poussée.
Sur le secteur du Mont Réa, déroute de Vercassivellaunos.
Pendant ce temps, le combat livré par Vercassivellaunos subissait de graves fluctuations.
Nous avons vu que, devant l’inaction persistante du gros de l’armée de secours, César, jouant le tout pour le tout, avait résolu d’engager ses dernières réserves sur le secteur du Mont Réa.
Labiénus, conformément aux ordres, prélève toutes les cohortes disponibles dans les parties tranquilles des fronts Nord-Est et Est (du côté des Monts Bussy et Pennevel) et il met César au courant de sa situation, qui est fort sérieuse. Le long de l’enceinte extérieure, depuis la plaine des Laumes jusqu’à celle de Grésigny, l’armée gauloise, dont le pivot reste sur les pentes du Mont Réa, ne cesse pas de gagner du terrain ; quelques unités ont percé l’enceinte et commence à se répandre sur la voie centrale de circulation. Labiénus se prépare à tenter la sortie et le mouvement tournant convenus.
Vercingétorix sent qu’il est presque maître de la situation. Mais, dans sa joie, il a oublié de prévoir un corps de réserve chargé de parer aux contre-attaques éventuelles de flan et de dos. Or César à justement envoyé à la cavalerie de Gresigny l’ordre d’intervenir : elle doit prendre les Gaulois à revers et de côté. Comme elle s’ébranle, César dévale ostensiblement la pente de Flavigny, emmenant 1.500 à 2.000 hommes et toute la cavalerie qu’il a dans ce secteur.
Avec son ample manteau écarlate, flottant aux feux d’un soleil maintenant tout à fait oblique et qui lui fait une ombre démesurément grande, César domine quelques instants, avant de s’y enfoncer, la nappe de poussière qui couvre la plaine des Laumes. Ce point rouge en mouvement attire les regards. De son poste de commandement, au flanc du Mont Réa, Vercassivellaunos l’a aperçu et s’inquiète. Gagnera-t-il de vitesse ce dernier renfort ? Il faut à l’infanterie de César près d’une demi-heure pour arriver, et c’est beaucoup, c’est même assez pour décider de la partie. Vercassivellaunos relance son monde de plus belle, les muscles raidis dans un prodigieux effort.
Au même instant, Labiénus, en face, déclenchait son mouvement. Et c’est le choc furieux de la contre-attaque et de l’attaque se heurtant l’une à l’autre. On se trouve si vite tout près les uns des autres que les légionnaires renoncent à lancer le javelot (22) et engagent directement le combat à l’épée.
Des deux côtés, les hommes ont bondi avec des hurlements. Partout, dans la plaine et sur les monts, d’immenses clameurs répondent, que répercutent les échos.
— Soudain une hésitation, puis une panique se propagent de l’arrière à l’avant, parmi les assaillants : appuyés par quelques unités d’infanterie, les cavaliers germains de Grésigny et les cavaliers que César amenait, — ceux-ci faisant irruption hors des positions extérieures de la plaine des Laumes, ceux-là prenant par la vallée de Gresigny ou contournant les pentes du Mont Réa, douces en ces parages, — ont fait leur soudaine apparition sur les flancs de Vercassivellaunos ; les fantassins, qui ont plus facilement gravi le Mont Réa, l’attaquent peu après dans le dos. Les Gaulois vacillent. Leurs nerfs lâchent un instant, et cette faiblesse les perd. Sauve-qui-peut ! Mais, presque partout, les éternels cavaliers germains barrent la retraite, enserrant comme entre deux pinces vigoureuses l’énorme masse humaine. Avec frénésie, ils tourbillonnent et fauchent dans cette armée devenue troupeau. Toujours assaillis de face et peu à peu enveloppés par l’infanterie de Labiénus et de César, un bon nombre de Gaulois périssent ou sont capturés. Des milliers et des milliers pourtant parviennent à échapper, mais bien peu sans blessures. On signale un grand chef gaulois tué : Sédullos, venu du Limousin. Vercassivellaunos est fait prisonnier. Le total des drapeaux que les Romains ont pris se monte à 74. Près de deux mille ans plus tard, les fouilles de Napoléon III retrouveront des tonnes d’ossements d’hommes et de chevaux, quantité d’armes et des monnaies gauloises de plus de vingt peuplades (23).
Vercingétorix bat en retraite.
Du haut d’Alésia, on a tout vu, tout compris. Aussitôt prévenu, Vercingétorix s’incline devant son destin. Il se refuse à faire couler une minute de plus le sang gaulois : aucun succès local ne saurait compenser une pareille déroute. Si encore le reste de l’armée de secours se décidait à une suprême attaque… Vercingétorix regarde ; elle vient de s’ébranler, mais… pour fuir, d’une fuite désordonnée, qui emporte les dernières espérances de la Gaule. Le grand chef fait sonner la retraite et ses troupes se replient vers la place, n’abandonnant pas un blessé, pas une arme : Vercingétorix a voulu que, parmi cette débâcle, sa retraite à lui eût de la dignité et comme un air de victoire.
A bout de forces, les légionnaires n’étaient pas en état de poursuivre utilement ni la garnison en retraite ni l’armée de secours en fuite. César dut se contenter de lancer, sur le tard, sa cavalerie, qui rejoignit les colonnes gauloises et malmena durement leur arrière-garde dans un combat de nuit.
L’inexplicable inaction des réserves gauloises.
Comment les unités de secours en réserve — environ 200.000 hommes selon César —- étaient-elles restées tout le jour l’arme au pied ? Si les sentiments patriotiques de l’Atrébate Commios ne peuvent être mis en doute, les deux autres grands chefs, Eporédorix et Viridomaros, sont suspects. Ces deux Eduens n’étaient passés à la cause de l’indépendance que trois mois plus tôt à peine (24) après des années de fidélité à César. Et leur peuple avait eu pour le proconsul des complaisances regrettables, poussées jusqu’à la collaboration militaire inclusivement. Il parait cependant inadmissible que ces chefs soient venus à Alésia avec l’intention positive de trahir Vercingétorix et Vercassivellaunos.
Ont-ils envisagé que cette journée ne serait pas la dernière et qu’il fallait garder leurs forces disponibles pour les combats décisifs du lendemain ? Ou, au contraire, ont-ils cru à l’issue heureuse des combats en cours, certaine à leurs yeux sans leur intervention, et se réservaient-ils pour un rôle plus facile, une poursuite ou la curée finale ? Ne surent-ils pas se tenir en liaison avec Vercassivellaunos et répondre à temps à une demande de secours ? Furent-ils, comme lui, surpris par l’intervention de la cavalerie germaine et le subit renversement de la situation (25), et, perdant la tête, ne comprirent-ils pas que, la première bataille perdue, il était encore temps d’en gagner une seconde ? Toujours est-il qu’il y eut de leur part, sinon trahison, du moins négligence des plus graves et lourde faute de commandement. Leur inertie ne trouve un peu d’excuse que dans leur ineptie.
La capitulation.
Dans Alésia, le lendemain, Vercingétorix convoque l’assemblée. « Je n’avais pas entrepris la guerre, dit-il, pour des avantages personnels de puissance ou de gloire. Je voulais servir avec vous la cause de la liberté, de l’indépendance nationale. Nous avons échoué. Il reste à nous incliner devant la mauvaise fortune. Pour ma part, je peux servir encore et je me mets à votre disposition : si vous croyez que ma mort peut vous mettre à couvert des vengeances de César, sacrifiez-moi. Si vous préférez le gagner en me livrant vivant à lui, faites-le. »
Les chefs gaulois, épuisés de fatigue et surtout déprimés par le malheur, saisirent mal la grandeur de ce geste. Dans leur désir de sauver ce que César voudrait bien épargner de leurs libertés et de leurs biens, à tout le moins leurs vies, ils acceptent la seconde proposition de Vercingétorix et dépêchent au camp romain un groupe de parlementaires. La délégation revient moins d’une heure après : César voulait les armes et les chefs, tous et tout de suite.
Dans le bas des pentes de Flavigny, sur le large terre-plein entre les lignes, des légionnaires en fête dressaient une sorte d’estrade, où les aigles romaines et les drapeaux faisaient, dans les feux du soleil, un rutilement triomphal. Le vainqueur y prit place, sur un siège de campagne, le manteau de pourpre aux épaules, sans casque, ses officiers et ses gardes du corps à ses côtés, et la foule des légionnaires se pressant dans les abords.
Descendu par le raidillon, Vercingétorix reprit, sur les fossés, les passages où s’étaient précipitées les charges superbes de la veille. Longuement, il salua les corps innombrables étendus partout, et il aborda le Vallum. On le lui ouvrit, en élargissant une brèche. Alors l’Arverne fit franchir le fossé à son cheval, d’un coup de reins, et se lança sur le terre-plein.
Il avait ses armes de parade, la cuirasse grecque moulée à son corps, le haut casque aux ailes de bronze brillantes, les jambières, l’épée longue à la poignée ouvragée. Son manteau mettait là-dessus une tache mobile écarlate, impressionnante.

Ayant contourné l’estrade au galop, Vercingétorix s’arrêta devant César et resta immobile, quelques instants, à le fixer.
Superbe avec sa grande taille et la bête magnifique qu’il montait, Vercingétorix parut une dernière fois égaler son adversaire. Lentement, entendant livrer d’un geste volontaire les armes qu’il s’était promis de ne jamais se laisser arracher, celui qui avait été le chef unique et le roi des Gaules, songea que leur unité d’un jour était maintenant brisée, et il jeta une à une les pièces de son armure. Elles eurent sur le sol des sonorités auxquelles pas un bruit ne se mêla. Alors, désarmé, Vercingétorix descendit de cheval et s’offrit aux chaînes.
Fit-il vers César le geste du suppliant qui sollicite sa grâce ? Ou, pensant à ses dieux, prit-il l’attitude du chef malheureux qui se présente en victime pour le salut d’un peuple ? En tout cas, la grandeur de cette scène fit sur les assistants une vive impression. César fut peut-être le seul à ne pas comprendre la haute beauté morale.
Il perdit patiente, nous disent les historiens, et, sa rage éclata dans le silence où tous s’étaient immobilisés. Il lança des paroles brutales, mesquines, à l’homme extraordinaire qui avait tenu en échec sa destinée, et donna ordre qu’on lui passât des fers aux mains et aux chevilles. Vercingétorix ne répondit pas, et ce silence fut sa suprême victoire sur César.
La douloureuse grandeur de Vercingétorix.
Réduit à la condition humiliante des prisonniers, traité à la façon romaine, qui n’était pas tendre pour les vaincus, Vercingétorix fut traîné jusqu’à Rome par les chemins de son pays. Lorsque, six ans plus tard, César défila dans la ville et monta au Capitole en triomphateur, avec l’habituel cortège des prisonniers de guerre, le peuple de Rome, au passage du groupe gaulois, eut des regards curieux pour un homme de haute taille, beau, jeune encore, mais prématurément blanchi et très pâle ; son regard lointain, son attitude noble et simple, sous les liens disaient l’homme racé, la victime consciemment sacrifiée, qui domine son malheur. Une heure plus tard, dans l’obscurité d’un souterrain, on le mettait à mort. Deux ou trois râles, un peu de sang sur les lèvres, deux grands yeux bleus désorbités par la strangulation… Ce fut tout.
Cette tragédie se passait dans la prison Mamertime, une prison célèbre, qui avait vu la mort de plus d’un roi et où le premier Pape chrétien devait, un siècle plus tard, apporter la consécration d’un martyre supérieur.
Vercingétorix, dont l’adolescence avait pu être formée aux lettres grecques, s’était peut-être rappelé, en ses heures de solitude, une très belle page de Démosthène, le promoteur malheureux de la résistance d’Athènes à la domination étrangère trois cents ans plus tôt. Là où Démosthène évoquait les héros grecs, Vercingétorix songeait à ses frères d’armes : ceux-ci comme ceux-là avaient donné leur vie dans une juste guerre. Peu importait le résultat. Vaincus, la défaite n’ôtait rien à la haute valeur morale de leur tentative, pas plus que le succès ne lavait les vainqueurs des hontes que charriait leur injuste agression.
Voici cette page (26) de l’illustre chef grec :
« Si, à l’époque où nous avons entrepris la guerre, l’issue fatale nous en avait été, d’avance, dévoilée, notre Patrie n’aurait pas dû adopter une autre ligne de conduite, dès là qu’elle voulait tenir compte de son honneur, de ses aïeux et de sa postérité. Aujourd’hui on voit qu’elle a échoué, ce qui est le sort de tous les hommes quand la Divinité le veut. Mais si alors elle avait cédé sans combattre, personne n’aurait eu assez de mépris pour les partisans de cette soumission.
« Jamais dans le passé notre Patrie n’a préféré la sécurité dans la honte aux risques encourus pour l’honneur. Jamais personne en aucun temps n’a pu faire accepter à notre Patrie l’idée de se mettre du côté du plus fort, pour s’assurer la tranquillité dans la servitude. Nos ancêtres n’auraient pas suivi un chef qui eût voulu les acheminer à un honteux esclavage. Car chacun d’eux avait conscience d’être né à la vie pour le bien du pays ; et, qui se sait né pour son pays, voudra mourir plutôt que de le voir esclave. Il n’est pas possible que nos soldats tombés dans les batailles aient eu tort en exposant leur vie pour les libertés et le salut de tous. Ce qui était le devoir des hommes de cœur, c’est cela qu’ils ont accompli, tous. Quant à leur destinée personnelle, chacun a eu celle que la Divinité lui réservait. »
Conclusion.
Aujourd’hui que deux millénaires ont atténué les susceptibilités des peuples et imposé de sereines vues d’ensemble, il peut être permis même à des Français, d’estimer que César, à son insu, frayait les voies, par sa victoire, à une civilisation méditerranéenne et chrétienne, bienfaisante à la Gaule, et qu’un triomphe de Vercingétorix en aurait, dans une mesure, ajourné l’avènement.
Ce qui est certain en tout cas, c’est que César, n’ayant eu souci que de son ambition, périt avec elle sans jamais éveiller l’amour. Vercingétorix, l’homme prestigieux qui, l’espace de trois saisons, sut opérer et soutenir le difficile rassemblement de toutes les forces du territoire et lui donner le sentiment d’être une patrie, le grand chef qui anima, sur place, la première résistance de notre peuple à ses envahisseurs, atteignit d’un seul coup à la splendeur morale que confère le don total de soi à une cause juste.
Et s’il fut malheureux dans son effort, le pur sacrifice qu’il offrit de lui-même au profit des autres lui a valu, devant l’histoire, une grandeur, une auréole douloureuse, un droit à la vénération qui l’égalent aux plus illustres enfants de notre sol et le placent à la tête de leur solennelle lignée.
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