PATTE DE VELOURS

PATTE DE VELOURS. Une leçon de vie

 

Bébé avait deux ans ; c’est vous dire qu’il n’était pas encore bien raisonnable. Il n’était pas méchant, car il n’avait jamais de mauvaises intentions ; mais il lui arrivait tout de même de faire des sottises. Ainsi, il était très fort pour son âge, Bébé, plus fort que son cousin Louis, qui avait deux mois de plus que lui, et que sa cousine Jeanne, qui venait d’avoir trois ans et demi ; et, quand il jouait avec eux, il s’amusait à les pousser, en disant : « A bas, Louis ! à bas, Jeanne ! » Cela l’amusait de les voir tomber.

Eux, cela ne les amusait pas du tout, de tomber. Cela humiliait Jeanne, qui était la plus âgée ; et Louis, un gros pataud qui ne se tenait pas ferme sur ses jambes, se faisait quelquefois un peu de mal et se mettait à crier. Alors Jeanne, se relevant, venait attaquer Bébé, pour venger son petit frère et elle-même.

Bébé se défendait, et, comme il avait au bout de ses doigts rosés de petits ongles très solides, il s’en servait pour griffer comme un petit chat. Jeanne en portait souvent les marques. Il aimait pourtant bien Jeanne, qui lui gardait toujours une part de tous les bonbons qu’on lui donnait, et qui connaissait des jeux très amusants ; mais il n’avait jamais été griffé par personne, et ne croyait pas que cela fît du mal.

Avec sa maman et sa bonne, Bébé était ordinairement très sage. Un matin, sa maman était allée au marché avec la cuisinière, et Julie, la bonne de Bébé, faisait le savonnage dans la cour tout en surveillant le petit. Elle l’avait assis sur un vieux tapis, à quelques pas d’elle, et Bébé jouait tout seul, sans grogner ni demander qu’elle s’occupât de lui. Il était très content, parce qu’elle lui avait donné des cerises, et il s’amusait, avant de les manger, à leur faire faire « Petit bonhomme, passe, passe », quand on entendit gratter à la porte.

« Qui ça qui gratte, ma bonne ? » demanda Bébé, qui n’était pas très brave.

Au même moment la personne qui grattait appela.

« Miaou ! » dit-elle.

Cette personne, c’était Minette, la chatte de la maison. Julie lui ouvrit tout de suite.

«Minette, ici ! » cria Bébé, qui aimait beaucoup la bonne chatte.

Mais Minette ne l’écoutait pas. Elle vint se frotter en ronronnant aux jupes de Julie, et puis elle fit quelques pas vers la porte en miaulant doucement. Elle se retournait, regardait Julie, allait de nouveau vers la porte, en disant : « Miaou ! miaou ! miaaaou ! » Julie comprit très bien que cela voulait dire : « Mais viens donc ! viens avec moi ! j’ai quelque chose à te montrer ! »

Julie la suivit, en recommandant à Bébé d’être bien sage pendant son absence. Bébé se mit à sucer une de ses cerises pour passer le temps, et il eut soin de ne pas avaler le noyau.

Julie revint bientôt, portant une petite bourriche qui avait contenu des fleurs et où il ne restait plus qu’une poignée de paille. Sur cette paille étaient couchés deux jolis petits chats, deux amours ! et Minette suivait Julie en dressant la queue et portant haut la tête, d’un air de chatte contente de s’être fait comprendre.

« Voyez, mon chéri, ce que j’ai trouvé dans le grenier ! dit Julie en posant la bourriche auprès de Bébé. Minette avait porté ses petits là-haut, et personne n’en savait rien, pas même moi, et pourtant je la voyais tous les jours, quand elle avait mangé, se sauver de la cuisine. Ce matin quelqu’un aura fermé la porte pendant qu’elle était venue pour manger sa pâtée, et elle ne pouvait plus retourner auprès de ses enfants. C’est pour cela qu’elle est venue me chercher. Elle m’a menée droit à la porte du grenier ; je l’ai ouverte, c’était ce qu’elle voulait, et elle a couru bien vite à ses petits. Je vous les ai apportés pour vous les montrer. Sont-ils mignons ! sont-ils jolis ! »

Bébé était aux anges. Les deux petits minets, qui pouvaient bien avoir tout près d’un mois, reconnurent bien vite qu’ils avaient affaire à un camarade « de leur âge », et ne demandèrent pas mieux que de jouer avec lui. Et Minette, voyant que tout allait bien et que les enfants étaient sages, pensa qu’elle pouvait s’accorder un petit somme, et ala se coucher en rond dans la bourriche à la place de ses petits.

« Ah ! Julie ! le mimi mange mes cerises ! » cria tout à coup Bébé.

Le petit chat ne les mangeait pas ; mais il avait donné un coup de patte à cette boule rouge et luisante, pour voir ce que c’était, et, la voyant rouler, il avait recommencé. Il était jeune, lui aussi, et il aimait les joujoux. Julie assura à Bébé que les chats ne mangeaient pas de cerises et que le petit minet lui rendrait les siennes ; Bébé, rassuré, se mit à échanger des coups de patte avec l’autre petit chat.

Hélas ! les pattes de chats ont de longues griffes bien pointues ; et, sans penser à mal, Minet qui s’était posté sur son séant, sa petite queue traînant derrière lui, entre les jambes de Bébé, droit en face de lui, pour jouer plus à son aise, marqua tout à coup la main potelée de Bébé de trois raies rouges.

Bébé sentit comme une piqûre et s’arrêta ; il retira ses deux mains, inquiet, regardant, les sourcils froncés, les trois raies, qui devenaient de plus en plus rouges. Cela ne lui faisait pas beaucoup de mal ; mais sur les trois raies apparurent de petites gouttelettes, comme de petites perles de corail… C’était du sang ! Bébé se mit à pousser des cris désespérés.

Sa mère rentrait à ce moment-là. « Mon Dieu ! qu’est-il arrivé à mon pauvre petit garçon ? » se dit-elle, tout effrayée. Et elle arriva près de lui en courant. Bébé lui tendit les bras.

« Maman !… le petit minet… méchant minet !… Bébé saigne ! »

La blessure n’avait pas de quoi inquiéter : un peu d’eau fraîche, et il n’y parut plus. Bébé se consola bientôt ; mais il ne voulait plus voir Minet.

« Dis à sa maman de le gronder, maman ! disait-il. Méchant Minet ! au grenier, Minet !

— Oui, mon chéri, Julie va les reporter au grenier. Mais il n’est pas méchant ; il ne voulait pas te faire mal. Il a des griffes à ses petites pattes ; il ne sait pas encore qu’elles piquent, vois-tu ; il est ignorant, parce qu’il est tout petit.

— Et Minette ?

— Minette ! elle a des griffes, elle aussi, de grandes griffes, très pointues, pour défendre ses enfants si un méchant chien voulait les mordre.

— Minette a pas griffé Bébé !

— Parce qu’elle rentre ses griffes pour caresser Bébé. Tu sais bien qu’on lui dit : « Minette, fais patte de velours ! » Alors elle rentre ses griffes, et sa patte est douce, comme le velours de mon manteau. Quand son petit enfant sera grand, il saura, lui aussi, faire patte de velours, et il ne te griffera plus. Il faut lui pardonner : il ne savait pas que tu allais saigner. Il y a bien des petits enfants qui font du mal sans le vouloir, comme lui : est-ce qu’il faut les envoyer au grenier ? »

Bébé baissa la tête et se mit à sucer son pouce : il réfléchissait.