La Bataille d’ALÉSIA

Les travaux de siège des Romains.

Dès l’aube, le proconsul convoqua ses officiers : « Je vous avais donné ordre d’aménager, face à Alésia, une ceinture de retranchements et, pour parer au danger d’une attaque à revers, d’organiser la construction d’une ligne extérieure semblable et parallèle. Pressez ce second travail : il n’est pas moins urgent que l’autre. J’ai dit. »
L’état-major se dispersa. On commença sur le champ les travaux de la ligne extérieur : vingt et un kilomètres de retranchements enveloppant les quinze déjà entrepris.
Pendant des semaines et des semaines, les légionnaires, aidés par les auxiliaires germains, par les troupes venues des pays alliés —- Reims et Langres —– et par une armée d’esclaves, travaillèrent à creuser des fossés et des trous, à dresser des palissades et des tours en bois, et à multiplier les machines sur les ouvrages de défense.
Partout, essentiellement, un vallum, c’est-à-dire une palissade à créneaux, en clayonnage, courant sur un tâlus de terres rapportées que protégeait un fossé. Ce fossé était muni de branches pointues en forme de bois de cerf, destinées à paralyser l’assaillant. De distance en distance, une plate-forme portant baliste ou catapulte, ou bien une tour, armé pour un tir de plus grande portée.
Là où le terrain était en pente, d’accès difficile, on pouvait se contenter d’une ligne et espacer les tours. Aux endroits plats, dans la plaine des Laumes en particulier, on établissait plusieurs lignes avancées, formant un réseau de protection.
César fit creuser assez loin (300 à 600 mètres) en avant un énorme fossé (13) de près de six mètres de large et de deux mètres cinquante de profondeur, qui protégeait les terrassiers contre les attaques massives et les coups de main. En arrière du fossé ( vers l’ouest), un terrain vague de plusieurs centaines de mètres, avec, par endroits, un semis de piquets portant des crochets métalliques destinés à blesser les pieds des assaillants. Plus en arrière, toujours en revenant vers le retranchement ou vallum principal, César fit aménager deux fossés «jumeaux» importants, dont l’un fut rempli d’eau (14), et une zone de trous-de-loup,, ayant la forme d’entonnoirs avec un pieu pointu dressé au fond, le tout dissimulé par des branchages ; plus près encore du retranchement principal, il y eut un fossé dont le fond plat portait, sur cinq rangs, des troncs (15) de jeunes arbres aux branches taillées en pointes acérées, sortes de ronces artificielles : l’équivalent de nos barbelés. Les forêts des monts environnants ne furent pas de trop pour armer ces tranchées de la mort.
Contre les milliers d’équipes de terrassiers qui lui creusaient, vivant, son tombeau, Vercingétorix portait les coups répétés de celui qui ne veut pas mourir : lourdes foulées des fantassins ou raids soudains des voltigeurs, les Gaulois tentèrent vainement de briser l’étreinte monstrueuse. D’une semaine à l’autre, ces attaques faiblissaient. On aurait dit qu’Alésia donnait les signes d’une agonie.
Il s’agissait bien d’une agonie.

Les travaux de siège des Romains
Les travaux de siège des Romains
les travaux en détail
les travaux en détail

Dans la place affamée.

Le stock de vivres s’épuisait. On avait dû, trop rapidement, abattre, faute de pouvoir le nourrir, le gros bétail, les porcs surtout, la richesse du pays. Et la chaleur empêchait de garder des provisions de viande. Restait le blé : moyennant un strict rationnement, on pouvait tenir. Et Vercingétorix y veillait, non sans la rigueur, qui est, chez les chefs, une forme nécessaire du dévouement et de l’intelligence.
Mais comment demander aux hommes sous-alimentés l’effort de combattre ? Et puis il fallait prévoir plusieurs fortes rations pour les journées finales ; et ce fut autant à prélever sur les réserves.
Vercingétorix s’était fixé une date limite après laquelle, si les secours n’avaient point paru, il faudrait prendre de nouvelles dispositions. Ce jour venu, le conseil de guerre se réunit.
Il y eut divergence d’avis. Les petits esprits ne voyaient d’issue que dans une immédiate capitulation : « Se rendre pour se rendre, autant vaut le faire tout de suite… » — « Mourir pour mourir, répliquaient les autres, nous préférons que ce soit en essayant une sortie en masse ! Profitons des moyens dont nous disposons encore. »
Là-dessus, un chef arverne, Critognat, se lève : « Ceux qui ont osé parler de capitulation, dit-il, devraient comprendre qu’ils se sont rendus indignes de siéger ici. Je m’adresse à ceux qui veulent risquer la sortie. Voilà qui est dans nos traditions de vaillance ! Pourtant, à y regarder de près, c’est encore une demi-lâcheté, une folie : c’est un suicide que vous nous proposez là, et un suicide sans résultats, par peur de mourir de faim ! Voyons plus large et plus loin. Nous faire tuer tout de suite, c’est faire le jeu de César, qui aura ainsi les mains libres pour le jour où l’armée de secours arrivera. Elle doit pouvoir compter sur nous, cette armée, comme nous devons compter sur elle. La Gaule est en marche.. Elle approche… N’en doutez pas ; c’est une question de jours. Vous n’avez qu’à regarder les Romains : travailleraient-ils avec l’acharnement que vous leur voyez, nuit et jour, s’ils ne redoutaient pas cette attaque dans leur dos, d’une heure à l’autre ?
« Vous me direz que le tout est de se maintenir en forme d’ici là. D’accord. Eh bien, faisons ce que nos ancêtres ont fait en pareil cas, il y a juste soixante-dix ans, quand les envahisseurs Cimbres et Teutons les assiégeaient. La population civile était avec eux dans leurs places fortes, une population qui consommait sans servir à la défense : ils ont vu dans cette chair fraîche un ravitaillement tout trouvé. Nous avons de meilleurs raisons d’en faire autant. Vous hésitez ? Vous avez tort. Il y a là une preuve éclatante à donner de votre amour pour la Gaule, son indépendance et vos libertés. Quel magnifique exemple pour la postérité ! Reculer devant cette solution, c’est accepter d’avance le sort ignominieux auquel nous voyons réduite la partie de la Gaule soumise aux Romains : elle s’est laissé infliger des lois contraires à son génie, elle vit courbée sous les haches des licteurs, elle ploie sous une tyrannie qui ne lui laisse pas un jour de répit ! »
La sombre énergie de Critognat avait dissipé les idées de capitulation. Son atroce projet, pourtant, ne fut pas retenu. Mais, par comparaison, une solution intermédiaire, dure encore, parut acceptable et fut adoptée : on se contenterait d’expulser toutes les bouches inutiles, ce qui permettrait de prolonger de quelques jours la résistance.

Bouches inutiles.

Le soir même, on vit descendre par le raidillon de la place forte le cortège lamentable des femmes, avec les enfants, les vieillards, les malades. On les dirigea vers les lignes ennemies, où l’on escomptait que leurs larmes, leurs gestes désolés obtiendraient un accueil ou le droit de passage. C’était mal connaître César, l’ennemi dur et retors.
Le Romain vit dans le malheur des expulsés un moyen de faire pression sur les Gaulois et se montra inflexible.
La nuit et le jour suivants, la ligne romaine fut battue par un flot de détresse humaine. Les misérables se traînaient le long des fossés, quelques-uns s’enhardissant à les franchir et s’avançant trempés (16), vers le vallum ; mais ils s’empalaient aux trous-de-loup, se prenaient les pieds aux crochets de métal, se blessaient aux branchages acérés, recevaient des flèches et des pierres des Romains, furieux qu’on abimât leur dispositif de défense, et puis ils refluaient vers Alésia, où les consignes n’étaient pas moins implacables.
Ils ne devaient pas tarder à contempler, en spectateurs, hélas ! privilégiés, les ultimes combats qui donneraient finalement aux plus résistants d’entre eux, sinon au plus grand nombre, la vie sauve dans la servitude.

Les voila ! les voila !
Les voila ! les voila !

Les voilà ! Les voilà !

Un ou deux jours plus tard, en effet, il y eut, dans la soirée, grande rumeur du côté Sud. L’armée de secours arrivait. La colonne de tête vint occuper une hauteur. Le mont Mussy ? Sans doute, mais probablement d’abord et surtout la partie Sud (17) et les abords du massif de Flavigny, dont les Romains ne tenaient que le Nord. Toujours est-il que les avant-postes s’établirent à 1.500 mètres de la ligne romaine extérieure.
Au loin en arrière, un nuage de poussière grandissant indiquait à César que l’heure du péril redouté avait sonné. Faute d’avoir pu réduire la garnison par la faim, il allait avoir à livrer une série de batailles sur deux fronts. 36 kilomètres de positions à défendre ! Et l’armée de secours était formidable : 258.000 hommes, dit César, non d’ailleurs sans exagération, venus de tous les points du pays. La Gaule avait décidé de jouer en un seul coup toute sa destinée. Que cette armée innombrable obéit à des chefs habiles, résolus, et les retranchements romains seraient emportés, broyés, comme, en Afrique, les taillis des savanes sont écrasés par la foulée des grands fauves, quand ils se ruent en troupeaux. Hantés par le cauchemar d’une attaque tourbillonnante, les légionnaires dormirent peu cette nuit-là. Fébrilement, ils mirent la dernière main à leurs travaux.
Au matin, la plaine des Laumes, libre du côté Ouest, au de là des tranchées romaines, se couvrit de huit mille cavaliers gaulois. Tant pour les appuyer dans la mêlée que pour faire à l’avance impression sur les Romains, l’infanterie de secours vint occuper une série de hauteurs avoisinantes, — Mussy probablement et peut-être l’actuelle localité de Flavigny. Les Romains eurent le sentiment d’être menacés par les mâchoires de gigantesques tenailles.
Les assiégés, pleinement rassurés d’un seul coup par ce spectacle féerique de la grande armée apparue étincelante dans le soleil levant, se pressent aux points d’où la vue est meilleure, se félicitent, s’embrassent, poussent des clameurs sans fin. Leur moral, qui fléchissait d’heure en heure, était remonté en flèche.
Dans la perspective de la bataille que l’on devinait proche, Vercingétorix commanda : « Ration double ! à distribuer tout de suite. Les terrassiers, au travail ! Vous comblerez les fossés de façon à ménager des passages pour la sortie qu’on fera ce soir. Que tout le monde se tienne prêt pour la bataille finale. »
Les portes de la place s’ouvrirent, laissant passer les terrassiers munis de fagots, de claies, d’outils : déployés en ligne, leurs équipes se mirent à combler par places le grand fossé, premier ouvrage que les troupes d’assaut auraient à franchir. Les Romains, —- distants de plusieurs centaines de mètres, — semblent n’avoir guère tenté de réagir.
Ils étaient pris par d’autres soucis. Et les terrassiers gaulois eux-mêmes levèrent bientôt les yeux, oubliant le travail, pour essayer d’apercevoir ce qui se passait dans la plaine.

La première journée. Nouvelle bataille de cavalerie.

Là-bas, César, posté à mi-pente sur le flanc de la montagne de Flavigny, avait jaugé la cavalerie qui proposait le combat, et avait décidé de l’accepter. Un ordre rapide, et, de leurs cantonnements des bords de l’Oze et de l’Ozerain, en ordre parfait, les escadrons romains s’avancèrent au trot dans le large chemin de circulation qui séparait les deux lignes romaines ; par les passages en chicane, les portes du vallum ouvertes et les ponts mobiles jetés sur les fossés, cette cavalerie franchit le retranchement extérieur et fit irruption dans la plaine. Des deux côtés, les charges succédèrent aux charges ; pendant des heures, ce fut une mêlée violente, sans résultats décisifs. Les Gaulois avaient adopté une tactique qui leur valut certains avantages : derrière les cavaliers, se dissimulaient des archers, dont le tir nourri, aux moments où les chevaux s’écartaient, faisait beaucoup de mal aux Germains.
Des lignes de la plaine, de toutes les hauteurs, les centaines de milliers de soldats des deux camps qui assistaient au carrousel tragique, intervenaient par des clameurs formidables, des cris de joie, des vociférations de fureur… Après quatre ou cinq heures d’infernale chevauchée, le gros des Germains, profitant d’un temps d’arrêt, esquissa un mouvement de recul ; on les vit se regrouper et, en escadrons bien massés, se précipiter en trombe sur leurs adversaires, au centre. Plus faibles en cet endroit, déconcertés, les Gaulois se disloquèrent ; poursuivis sans un moment de répit, ils ne réussirent pas à se reformer et ce fut la débandade jusqu’aux cantonnements. Ils laissaient beaucoup de monde sur le terrain, des archers surtout, qui, vivement rejoints, ne purent échapper au terrible moulinet des sabres germains.
Le cœur serré, Vercingétorix donna ordre aux terrassiers de regagner Alésia. Dans les deux armées gauloises, la première journée s’achevait sur une impression d’échec.

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