Comment gagner sa vie honnêtement

J’avais entre 16 et 20 ans lorsque « l’onde de choc » de mai 1968 m’a rattrapée ; je ne suis pas allée vivre dans diverses communautés, mais j’ai bien connu de ces jeunes qui « faisaient tourner les joints » et pour qui la simple idée d’envisager un travail salarié et « honnête » était encore conçu comme une aberration par la plupart de mes camarades et même de mes professeurs. C’était dans l’air du temps de penser « la liberté », l’insouciance etc de la même manière. Du coup, tenter même d’y réfléchir ou d’en parler d’une autre manière n’était tout simplement pas possible et vous condamnait à conserver par devers vous votre scepticisme et vos interrogations et vous contraignait, quelquefois,  comme l’auteur à quelques aménagements avec vos propres convictions….

Dans ce livre, j’ai reconnu divers aspects de ma jeunesse, mais ce n’est pas seulement pour cela que je le note «  à relire », c’est aussi pour la profondeur et l’honnêteté de son narrateur, la qualité de son écriture et l’intérêt constant de sa narration.

Comment Gagner sa vie honnêtement      Editions Gallimard

                                                                           2011

                                                                                              978.2.07.013243-0

Jean ROUAUD                                                                  lu en janvier 2014 *****

Quatrième de couverture :

Une vie poétique ? Disons une vie dont la poésie est le guide-fil. On embarque avec un héritage (des valeurs pieuses, un père mort, une enfance pluvieuse), avec un désir d’écriture, un rêve d’amour, et puis, son maigre bagage sur le dos, on traverse un territoire marqué par des événements, ici l’onde de choc de mai 68. Ce qui oblige à répondre à la question : qu’est-ce que l’époque m’a fait ? Elle m’a fait qu’à vingt ans, par exemple, il n’était pas envisageable de penser sérieusement à travailler – ce qui allait bien avec l’idée poétique – et encore moins honnêtement quand, dans les milieux marginaux qui quittaient la ville pour s’installer en communauté à la campagne, on vivait surtout de combines et de rapines. Elle m’a fait que, dans ce juste refus du règne de l’argent et des mirages consuméristes, il ne restait plus que les petits boulots pour survivre. Et que ce qui devait être une vie insouciante, libre et joyeuse se transformait, les années passant, d’une enquête sur un apéritif à la gentiane à la vente d’une encyclopédie médicale au porte-à-porte, en un sentiment de gâchis.

L’auteur :

Jean Rouaud est un auteur français né à Campbon (Loire-Atlantique, à l’époque Loire-Inférieure) le 13 décembre 1952. Il a reçu le Prix Goncourt en 1990 pour son premier roman : Les Champs d’honneur.

De 1962 à 1969, il fait ses études secondaires au lycée catholique Saint-Louis à Saint-Nazaire ; il passe un baccalauréat scientifique[1], puis étudie les Lettres modernes à l’université de Nantes.

Après avoir obtenu une maîtrise, il occupe différents emplois provisoires, tels que pompiste ou vendeur d’encyclopédies médicales. En 1978, il est engagé à Presse-Océan et, comme il le raconte dans son livre Régional et drôle, après avoir travaillé à la sélection des dépêches de l’AFP, il est chargé de rédiger un « billet d’humeur » publié tous les deux jours sur la « une » du journal, avec la consigne de faire régional et drôle.

Il part ensuite à Paris, où il travaille dans une librairie, puis comme vendeur de journaux dans un kiosque. En 1988, il rencontre Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, qui va devenir son principal éditeur.

Son premier roman, Les Champs d’honneur, est publié en 1990, et reçoit le prix Goncourt. Durant les années 1990, ayant pu arrêter l’activité de kiosquier, il écrit les quatre romans qui, avec Les Champs d’honneur, forment un cycle romanesque fondé sur l’histoire de sa famille et certains aspects de sa propre vie.

En 2001, il quitte les éditions de Minuit pour les éditions Gallimard.

Extraits :

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Laisse tomber la marche du monde, me soufflait Chardin. Ceux qui pensent aller à sa rencontre commencent par enjamber les mendiants assis devant leur hôtel particulier en se flattant de garder leur compassion intacte pour les martyrs du lointain. Le monde défile à ta porte. Ne sois pas impatient. Assieds-toi et attends ? apprends à habituer tes yeux à la pénombre des vies obscures et tu verras des formes apparaître, des visages s’animer.

La peinture apaisée de Chardin parlait pour lui, et j’étais tout disposé à le croire, mais de là à suivre ses conseils. Les temps avaient changé, on ne s’éclairait plus à la bougie et on avait inventé plus rapide que le cheval pour se déplacer. Comment lui expliquer que nous étions entrés dans le siècle de la vitesse et du progrès, un peu, vois-tu, comme l’esprit encyclopédique mais en plus développé ? Tu n’imagines pas, Siméon, la frénésie qui s’est emparée de nous. On nous force à nous agiter, ça court de tous les côtés. Dans le moment même où la chose est créée on la dit démodée. Notre époque n’est plus disposée du tout à cette patience, à cette lenteur, à cette attention aux choses, à ces personnages d’un autres temps comme ma vieille tante Marie récitant ses rosaires à la chaîne. Comment faire moderne avec ce magasin d’antiquités qu’est mon enfance ? Tu sais ce qu’on demande à un auteur, aujourd’hui, dans ce dernier quart du XXè siècle, pour suivre le tempo du monde et être en phase avec  lui ? D’écrire vite, précipité, haché, tout en ellipse et suspension, factuel et concentré. Fini le grand style, les métaphores extravagantes, les envolées lyriques. La phrase doit se réduire à sujet, verbe, et complément en option, si vraiment il n’y a pas moyen de faire autrement. Ce qui donne à la lecture le sentiment d’être dans un embouteillage, de progresser au coup par coup, de s’arrêter à chaque point tous les trois mots, sans jamais pouvoir lancer ses grands chevaux. En fait de vitesse, c’est du moins mon avis, je trouve que ça n’avance pas beaucoup. Mais ils insistent quand même, en bons idéologues qui, quand leur système ne marche pas, décident que c’est justement par manque d’idéologie, qu’il faut en rajouter encore, ce malade finira bien par mourir en bonne santé  enlevez-moi toute cette graisse, disent-ils. Or ce qu’ils appellent la graisse, Siméon, c’est tout ce que j’aime, les adjectifs soyeux, les adverbes traînants, les contournements alambiqués, les antiphrases perfides, les prolégomènes fuyants, tout ce qui retarde la révélation, ces passes de cape gracieuses qui repoussent l’instant de la mise à mort. Mais la mise à mort, franchement, je préfère laisser ça au maréchal De Quelque Chose.

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Les années passant et la contestation s’amplifiant, nous étions de plus en plus nombreux à nous déplacer de la sorte (en auto-stop). La plupart par nécessité. Hormis les enfants des cheminots qui, bénéficiant de la quasi-gratuité traversaient le pays en train, il n’existait pas alors d’autres moyens de voyager à bon marché. Mais ce n’était pas, cet aspect financier, l’unique raison qui poussait tous ces jeunes gens à choisir l’auto-stop. Plutôt une manière de se rendre visibles, de sortir du bois de l’enfance, d’apparaître dans le paysage, de s’imposer en force dans un monde qui campait sur des valeurs anciennes où la voix des pères tonnait toujours, où les épouses baissaient encore les yeux, et où la jeunesse avait surtout le devoir de se taire. Pour bien marquer leur désaccord avec cet ordre qu’on leur imposait, ils arboraient l’étendard de leur insoumission : leur chevelure. Ce qui faisait un choc pour leur entourage, ce retour aux âges farouches. Ils avaient quasiment tous dans leur album de famille des photos d’eux-mêmes à douze ou treize ans, avec des coiffures impeccables de premiers communiants – comme celle encore du pieux Rimbaud au même âge où il pose avec son jeune frère Frédéric -, qu’ils auraient volontiers déchirées. Et comme Rimbaud, de rage, ils avaient laissé pousser leurs cheveux dans tous les sens. Ce qui, cette manifestation modérée d’indiscipline, suffisait pourtant à indisposer les autorités, et pas seulement paternelles ou professorales. De temps en temps une voiture de police ou un fourgon de gendarmerie s’arrêtait pour un contrôle d’identité, et c’est vrai que sous le képi des agents des forces de l’ordre le poil était court, la nuque rasée. Ce qui était pour nous un motif de sarcasme. Etre à ce point vieux jeu, aussi ridicule, on avait presque de la peine pour eux. Mais ils se vengeaient à leur manière en nous imposant d’aller nous poster ailleurs, sur telle route départementale où ne passait personne et qui ne conduisait nulle part.

[…]

Il est vrai que le peigne, symbole d’une remise en ordre, n’était pas invité au voyage, et l’abondance de reflets roux chez les routards était due moins au hasard de la génétique qu’à l’emploi massif du henné, shampoing cent pour cent naturel, échappant pour l’instant au ratissage de fer des multinationales, et qui faisait fureur depuis que certains allaient se ravitailler au Maroc. Mais pas seulement en shampoing naturel.

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Cette incapacité à tirer des plans sur ma vie future se révélait un atout. Il était même plutôt bien vu parmi les marginaux de refuser un devenir de maître, de tourner le dos ostensiblement à toute perspective de carrière, voire d’interrompre ses études juste au moment de passer ses examens après six ans de médecine, ou de renoncer la veille au soir à se présenter au concours de conservatoire de musique alors qu’on avait prédit au candidat une carrière de soliste international. L’idéal était de s’afficher bon à rien. Ce qui était considéré comme la vertu la plus haute. Preuve qu’on ne se rangerait pas du côté des oppresseurs qui avaient besoin de gens capables et décidés pour asservir les masses et les maintenir dans leur était d’arriération idéologique. Un bon à rien, c’était l’assurance qu’il ne ferait de mal à personne. En quoi j’avais des incompétences à faire valoir : l étudiant en lettres modernes (la filière des cas désespérés), ne sachant ni nager ni conduire, ne voyant pas plus loin qu’à deux mètres, et n’entendant rien au débat politique, sinon sur l’essentiel :on est pour les opprimés, c’est ça ? Du moins ici faisait-on grand cas de la lecture. Nul n’aurait aimé passer pour ignare, et il n’était pas rare qu’un jeune homme, las d’attendre, sorte de son sac à dos, sur lequel il s’asseyait, un livre de poèmes. Chinois, par exemple, dédaignant soudain les voitures qui filaient sous son nez.

Comment le signe en V de la victoire, c’est-à-dire, de la guerre, avait-il réussi à se métamorphoser en symbole d’amour et de paix, il y a certainement une explication à ce glissement d’une extrême à l’autre, mais pour l’heure, c’était le mode de reconnaissance entre jeunes gens du voyage. Et c’est vrai qu’on ne se voulait pas de mal, à condition de respecter certaines règles, comme de prendre sa place dans la file et ne pas se précipiter sur la première voiture à s’arrêter quand ce n’était pas son tour. Il y avait une exception cependant, les filles, très rares à s’aventurer seules sur les routes, mais manifestement téméraires, et qui avaient la préférence des conducteurs esseulés, lesquels les embarquaient séance tenante, au mépris de leur numéro d’attente. Ce qui provoquait des réactions indignées contre le chauffeur, traité de phallocrate au minimum. Mais on n’osait pas qualifier la fille. Les mouvements féministes nous avaient mis en garde contre certaines dérives sémantiques.

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Le temps passant, je redoutais d’avoir à réembarquer dans le camion infâme et c’est avec effroi que je vis son chauffeur venir vers moi et me proposer avec sa générosité coutumière de reprendre la route. Comme j’avais également alors beaucoup de mal à dire non (c’est encore un de mes chantiers de réforme, les progrès sont millimétriques), je grimpai résigné dans la cabine et calai mon sac à dos entre mes genoux. Visiblement le repas avait agi sur lui comme un remontant. Il avait dû prendre une série de bonnes dispositions et s’appliquait à suivre son programme à la lettre. Aussitôt il relançait la conversation sur mes fréquentations. Il me prêtait une jeunesse délurée en accord avec la rumeur selon laquelle les marginaux avaient des mœurs très libres. Depuis Woodstock et ses images de filles dévêtues juchées sur des garçons chevelus et agitant leurs bras en cadence, les esprits s’étaient échauffés. L’amour universel était en train de gagner les cœurs. Du coup le doux Jésus avait même été enrôlé dans cette gigantesque Love Parade. Une chanson écrite par un haut dignitaire de la presse prétendait même qu’il fumait de la marijuana et aimait les filles aux seins nus (Matthieu XV,22). En poussant l’enquête plus avant on aurait sans doute découvert qu’il tenait la guitare basse dans le groupes des apôtres, tout en chantant aimez-vous les uns les autres et incitant la foule à reprendre en chœur all you need is love.

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Changer la vie, le programme était généreux, surtout pour l’immense foule implorante de ceux qui n’avaient pas de quoi se féliciter des conditions de leur existence (pour les autres, les conservateurs éclairés et nantis, aucune raison de changer, ça va très bien, on ne touche à rien).  Mais trop ambitieux, sans doute. Le peuple des insatisfaits est une internationale variée. Chacun ayant son idée du bonheur qui n’est pas forcément celle du voisin, et les deux incompatibles parfois, alors pas commode de mettre tout le monde d’accord, les compagnons des oiseaux et les amis de la chasse, les amoureux de la campagne et les éleveurs de porcs, les goûteurs de silence et les fous de musique. D’où des chamailleries à n’en plus finir ; au bout d’un moment les bras vous en tombent. Ce grand chantier de rénovation, peut-être pourrait-on, humblement, égoïstement, le commencer par quoi ? En intervenant par exemple sur son propre capital de vie. Une désertion idéologique, bien sûr, et abandon du sort des masses et ce choix d’un salut personnel, mais qui avait sa parade. De militant on devenait exemplaire : les gouttes d’eau d’aujourd’hui feraient les grandes rivières de demain. Et comment fait-on ? Longtemps on était parti droit devant soi, les yeux fixés sur le lointain. Mais à présent que l’horizon était obstrué par un rideau de flammes, il était temps peut-être de se retourner. De s’en retourner. Après le sac de l’avenir radieux, le retour au pays natal. Et que l’île d’Ithaque n’eût pas vu naître le revenant n’avait aucune espèce d’importance. Sentiment diffus que tout avait commencé là, au milieu de ce foisonnement sauvage, dans la friction continue avec les éléments. Ces retrouvailles avec un monde ancien risquant de se voir affublé du dossard infamant de réactionnaire, le retour à la campagne serait communautaire, agrémenté d’un massif de marijuana, ce qui de fait rompait avec les mœurs rurales qui étaient plutôt monogames et cigarettes maïs, et ne manqua pas de provoquer quelques incompréhensions entre autochtones et nouveaux colons, mais il était temps de revoir la copie, de repartir de zéro.

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Certains parmi les plus brillants, suivant la voie ouverte par la frêle Simone Weil, qui au milieu des années 1930 laissait l’enseignement de la philosophie pour se faire ouvrière sur presse chez Alstom, abandonnaient ainsi leurs études pour aller pousser la lime dans les ateliers. Ils espéraient de cette manière convaincre leurs camarades d’établis de se lancer dans la lutte révolutionnaire en leur faisant prendre conscience de leur condition d’opprimés. Mais les opprimés visaient surtout à l’acquisition d’un pavillon dans un lotissement de campagne, avec un jardin et une balançoire pour les enfants. Ils regardaient de travers ces filles de bourgeois qui venaient leur faire la leçon et les dépouiller de leur savoir-faire. Ceux-là voudraient-ils tout ? Le savoir et le tour de main ? Alors à nous, qu’est-ce qu’il nous reste ? De sorte qu’assez vite l’échange tournait au dialogue de sourds entre mains à plume et mains à lime, pas question que les enfants attendent le grand soir pour se balancer. On se battait pour une augmentation de salaire, qui permettrait d’ajouter une piscine gonflable près de la balançoire, sur la durée du temps de pause pour avaler sa gamelle, mais le reste, tous ces mots à rallonge qui ne cassaient pas les briques, c’était juste du bla-bla d’écoliers boutonneux, maintenant pousse-toi, gamin, j’ai un travail à finir, et les camarades étudiants, remballant leur bible de frères prêcheurs, s’en retournaient pour les uns à leurs études, pour les autres, chassés du temple par les fidèles mêmes, à des expérimentations religieuses ou libertaires.

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Ceux qui venaient de la terre et pour qui le travail était la mesure étalon d’une vie se désolidarisaient volontiers des revendications syndicales, se montrant plutôt sévères avec les meneurs qui passaient plus de temps dans les réunions avec le patronat que devant leur établi, les accusant même parfois, par leurs demandes exorbitantes – mais en réalité trois fois rien, et des choses qu’ils n’auraient même pas dû avoir besoin de réclamer -, de mettre en péril leur emploi. Ils n’étaient pas impatients de contester les règles hiérarchiques, plutôt enclins à prendre le monde tel qu’il est, ayant gardé de leur atavisme paysan le sens du devoir et de la fatalité, le respect des  maîtres et la conscience d’un ordre supérieur des choses contre lequel il était vain de se rebeller. Avec des accès brusques et violents parfois, comme des souvenirs transplantés dans notre monde contemporain des anciennes jacqueries, quand le pain venait à manquer. Mais ils n’en démordaient pas : remettre en cause le travail était fondamentalement un réflexe de paresseux. Ce qui était le qualificatif le plus infamant dans leur système de valeurs. S’en excusant presque, ils trouvaient que leur condition présente d’ouvrier, avec ce nombre d’heures limité à quarante par semaine et cette paie tombant mécaniquement chaque fin de mois, était une sinécure comparée à la dureté du travail agricole et à ses revenus aléatoires dépendant des caprices du ciel et des marchés.

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[…] Je ne sais plus ce que j’ai répondu au camarade tourmenté. Sans doute un argument pseudo-philosophique destiné moins à le rassurer qu’à remonter mon piteux coefficient révolutionnaire de quelques dixièmes à ses yeux, même si je ne me faisais aucune illusion sur la valeur de notre échange. J’avais l’humiliant sentiment que nous appartenions tous deux à la catégorie des commis marcheurs, du petit bois de la contestation, ceux sur qui on compte pour faire nombre et à qui on ne demande rien d’autre que de reprendre les slogans sans en discuter les mérites et le bien-fondé. On récitait des phrases comme autrefois à la messe les répons en latin. On s’était habitués à n’y rien comprendre. Ce qui, aujourd’hui, était bien moins grave qu’autrefois où planait sur nos têtes la crainte de l’enfer. Là, on ne craignait pas grand-chose, sinon une touche de ridicule. Il s’agissait encore de sacrifier à un rituel. La manifestation et ses banderoles remplaçant les cortèges et ses bannières, et le leader du syndicat étudiant le curé de la paroisse. Même la thématique sur l’argent n’avait pas changé, où les riches demeuraient obstinément dans le viseur. Bienheureux les pauvres, et vive le peuple.

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Mes amis d’été se répartissaient entre deux ou trois communautés. La liberté sexuelle n’y était pas aussi grande que ce que les bien-pensants s’imaginaient avec effroi et convoitise. Il ne suffit pas de se promener nu. On ne s’improvise pas libertin du jour au lendemain. Quand un couple se défaisait et qu’un autre se recomposait dans le même lieu, il y en avait toujours un ou deux qui pleuraient. Comme un peu partout. Avec cette différence cependant que la promiscuité entretenait le chagrin. Au nom du respect de la liberté de chacun, on essayait cependant de ne pas en vouloir à l’autre qui s’engouffrait dans la chambre de jadis avec son nouvel amour, même si intérieurement, et parfois à l’occasion d’une soûlerie, les mêmes noms d’oiseau volaient. Quand la douleur était trop forte, l’abandonné quittait le groupe, et il est arrivé que l’un d’eux, jeune homme élégant et discret, se volatilise tout à fait, ne donnant plus jamais de ses nouvelles, qu’on retrouva des années plus tard, un emploi dans la fonction publique, chevelure soignée, bon époux, bon père de famille, pour qui cet épisode communautaire avait été une sorte d’effroi où l’avait entraîné l’amour d’une jeune fille, quelque chose comme Une saison en enfer du jeune Rimbaud.

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Certains vivaient plus ou moins de rapines. Les maisons de vacances délaissées dix mois de l’année étaient leur cible favorite. Comme elles étaient censées appartenir à des riches, ils se targuaient d’être de modernes Robin des vois, même s’ils se redistribuaient la manne entre eux. Ce délestage de quelques meubles trouva vite son point d’engorgement auprès des brocanteurs de la région. Tous ces jeunes gens dont les grands- parents mouraient en même temps en leur laissant opportunément des commodes Louis XV, ça commençait à faire louche. Et il fallut passer à autre chose. Fascinés par ce mode de vie, ne sachant plus trop où se situait la barrière entre la rébellion et le banditisme, ils avaient été à deux doigts de basculer, quand ils commencèrent à lorgner vers les banques. Alors il était possible d’encaisser un chèque au porteur simplement en se présentant devant le guichetier. Ils jetaient leur dévolu sur un établissement central avec beaucoup de clients, ce qui garantissait un certain anonymat, se postaient à côté d’un homme bien mis remplissant un bordereau, recopiaient son numéro de compte et son nom, revenaient déguisés en notaire – l’un d’eux se faisant même couper les cheveux pour l’occasion -, remplissaient un chèque de banque avec ledit numéro, présentaient une fausse carte d’identité – car ils avaient aussi un ami imprimeur – et repartaient avec une somme importante en liquide, mais pas trop pour ne pas attirer l’attention. Le stratagème avait un inconvénient, c’est qu’il ne pouvait pas servir longtemps.

Dans Walden ou la Vie dans les bois, Thoreau qui trouve que l’étang au bord duquel il a construit sa cabane est plus beau qu’un diamant se montre persuadé qu’il sera pareil au même dans des milliers d’années, comme il l’était des milliers d’années avant lui, une sorte de mesure étale de la pérennité de la nature et de la beauté du monde. S’il commente abondamment le sifflet des trains qui se mêle aux chants des oiseaux au-dessus de la forêt, s’il remarque que le transport des troupeaux par le rail a eu raison des chiens de berger et d’un mode de vie pastoral (en quoi il se trompe, les grands treks vers le Nord des immenses troupeaux du Sud surveillés par des hommes à cheval n’ont pas encore commencé), il n’imagine pas cependant que cette intrusion du chemin de fer puisse nuire au paysage de la région de Concord autrement que par ses bruits parasites et son panache de fumée. Plus d’un siècle après, on constate les dégâts : le mercure rejeté dans la baie de Minamata et paralysant le système nerveux des nouveau-nés réduits à une vie végétative, l’agent orange utilisé par l’armée américaine au Vietnam pour défolier les forêts où s’embusquent les petits hommes verts de l’armée du Nord avec ses conséquences irréversibles pour les organismes, les herbicides instillant le poison de la dioxine dans nos assiettes, la poussière d’amiante creusant des galeries dans les poumons des travailleurs, les fonds des grands lacs américains désormais aussi nus que le sol lunaire. Hiroshima nous avait caché que l’homme n’avait pas besoin de la guerre pour s’intoxiquer et se détruire. Cette fois, nous commencions à comprendre que la beauté et la survie du lac de Walden dépendaient de ses riverains.