LE BIEN DES ANGES

LE BIEN DES ANGES (une légende Alsacienne)

 

Ceci est une légende de la vieille Alsace, de l’Alsace d’autrefois ; du temps où les Alsaciens avaient plus de joie à cultiver la terre qu’ils n’en ont maintenant, hélas ! car les sillons que traçait leur charrue étaient creusés dans une terre française ; du temps où les enfants étaient fiers d’avance à l’idée de porter le sabre ou le fusil pour défendre la patrie, car la patrie c’était la France.

Dans ce temps-là il y avait, en Alsace comme partout, heur et malheur ; il y avait des familles nombreuses et pauvres, et des fils qui s’en allaient au loin gagner leur vie, quand le champ du père ne suffisait plus à les nourrir tous. Il y avait comme ailleurs, des héritages qui s’en allaient par petits morceaux par la faute de la maladie, des mauvaises récoltes, des pertes de bêtes ou d’argent, de la mauvaise chance enfin. Depuis que le monde est monde, cela s’est toujours vu.

La vieille Grédel avait perdu son mari, son fils et sa bru, et elle était restée seule pour élever ses petits-enfants : cinq fils, et une fille, qui n’avait jamais dit «papa», car elle avait à peine les yeux ouverts quand elle était devenue orpheline. Les fils étaient déjà grandelets et ils avaient bon courage ; mais leurs bras n’étaient pas encore bien forts. Il avait fallu prendre des ouvriers, emprunter à l’usurier pour les payer, vendre de la terre, et petit à petit la pauvreté était entrée dans la maison : elle n’en était plus sortie.

A mesure que les fils devenaient des hommes, ils partaient pour de lointains pays, s’en allant chercher la fortune. Tous, ils faisaient de beaux projets ; ils reviendraient un jour, la bourse bien garnie ; ils rachèteraient leurs anciens champs et bien d’autres encore ; ils agrandiraient la maison, et leur grand’mère vivrait comme une dame, avec des servantes pour faire son ouvrage. Et la blonde Catherine, leur petite sœur, aurait les plus belles robes et la plus belle dot de tout le pays.

Mais jamais aucun d’eux n’était revenu. L’aîné était mort de maladie dans la grande ville de Paris, où il commençait à réussir ; le second, tombé au sort comme soldat, avait été tué en Afrique par les Arabes ; le troisième, marin, s’était noyé à la pêche de la morue. Le quatrième, le bon Hans, vigoureux comme un chêne, s’était fait bûcheron ; il ne s’éloignait pas beaucoup de la grand’mère, et, quand il revenait, il suffisait à cultiver le pauvre héritage avec l’aide de Fritz, le dernier des petits-fils de la pauvre Grédel.

Fritz était d’un caractère curieux, et il rêvait de voyages et d’aventures. Il ne se trouvait pas bien utile à la maison —– ses frères n’étaient pas encore morts dans ce temps-là —- et il se disait souvent : « Au lieu de travailler durement pour gagner peu, ne vaudrait-il pas mieux s’en aller dans les pays où se trouvent tant de beaux ruisseaux d’or figés sous la terre ? Avec une bonne pioche  et de bons bras, on a vite fait sa fortune. Je veux partir, et, quand je reviendrai, j’enrichirai à moi tout seul toute la famille. » Et il partit, malgré les larmes de la petite Catherine et les soupirs de la vieille Grédel, qui avait espéré que celui-là au moins lui resterait. C’était le dernier né de ses petits-fils, et elle l’avait toujours choyé plus que les autres.

Lui parti, plus de gaieté dans la maison. Hans travaillait souvent au loin, et les deux femmes restaient seules. Oh ! qu’il fut triste le premier repas qu’elles firent à elles deux, et comme leurs mains tremblaient quand elles les joignirent pour appeler la bénédiction de Dieu sur leur pain quotidien ! La vieille Grédel resta longtemps immobile, contemplant à travers ses larmes ces deux assiettes sur la table, où il restait tant de place ! et Catherine la regardait, plus affligée de sa tristesse que du départ de Fritz. Car à quatorze ans on se console vite, et on est prompt à espérer ; et Catherine voyait déjà Fritz revenir avec une belle voiture dorée et des laquais galonnés.

Le temps passa, et Fritz ne revenait point ; ses lettres n’étaient pas gaies : il n’aurait jamais cru que ce fût si difficile de trouver de l’or. D’autres lettres arrivaient à la maison, messagères de deuil ; un jour vint où de six enfants il n’en resta plus que trois. Mais le malheur rend l’âme craintive ; la jeune fille et la pauvre mère, vieillie et cassée par les fatigues et les chagrins, perdaient peu à peu l’espoir de revoir Fritz.

Hans leur restait au moins ; Hans, le robuste, le joyeux Hans, l’orgueil de la vieille mère, le meilleur garçon qu’il y eût à vingt lieues à la ronde… Et voilà qu’un jour dans la forêt, où le vent faisait rage, un sapin, brisé par la tempête, s’abattit sur le bûcheron. Et Catherine écrivit à Fritz : « Reviens, mon frère, reviens vite ! nous n’avons plus que toi, et grand’mère perd les yeux à force de pleurer. »

Oh ! comme elle fut triste, cette année-là, la veillée de Noël ! Point de petit sapin brillant de bougies et d’or, chargé de cadeaux et de friandises ; rien qu’un maigre souper sur la table de famille, et, au lieu des joyeux convives d’autrefois, deux femmes en pleurs. Pauvre Grédel ! la maladie et les larmes ont détruit ses forces ; l’enfant seule travaille dans la maison, et leur pauvreté est devenue la misère ; que sera-ce si Fritz ne revient pas ? et il est si loin !

Qui frappe à la porte ? Des voix timides supplient au dehors : « Du pain ! la charité, s’il vous plaît ! Au nom de l’enfant Jésus, ayez pitié des pauvres en cette nuit de Noël. » Et Catherine ouvre la porte : deux enfants grelottants sous des haillons sont là, à genoux dans la neige, et tendent vers elle leurs mains en répétant : « La charité ! au nom de l’enfant Jésus !

—- Prenez mon souper, je n’ai pas faim ! » dit la jeune fille ; et elle partage aux mendiants son morceau de pain. « Entrez, pauvres petits, dit Grédel, et réchauffez-vous pendant que nous avons encore un peu de feu ; bientôt nous n’en aurons plus ! » Les deux enfants entrent sans se faire prier ; ils se blottissent auprès du poêle et mangent la soupe fumante que leur présente la vieille Grédel en les regardant avec pitié. Eux, ils ne disent rien, mais ils sourient d’un air reconnaissant, et ils paraissent si heureux ! Grédel et Catherine n’osent pas les renvoyer : comment auraient-elles le cœur de les rejeter dans la nuit et dans le froid ! Les petits l’ont compris ; confiants comme s’ils étaient au foyer maternel, ils s’appuient l’un contre l’autre, s’arrangent dans un petit coin… leurs yeux se ferment et les voilà endormis du sommeil des anges.

« Comme ils dorment bien, dit en soupirant la bonne Grédel. Aide-moi à les emporter, petite, et allons les mettre sur un lit, nous en avons assez de vides maintenant ! Pauvres enfants, que Dieu les protège ! et nous, ne nous plaignons pas, puisque nous avons encore un morceau de pain à partager avec de plus misérable que nous ! »

Le jour de Noël se lève. La veuve et sa petite-fille s’éveillent, calmes et reposés, d’un sommeil peuplé de rêves consolants. Leurs hôtes sont déjà debout : ils partagent le repas des deux femmes, sans paraître s’étonner de leur charité ; puis, se levant : « Adieu, disent-ils ; Dieu payera pour nous ! » Ils sortent, ils s’en vont à travers le jardin ; et Catherine, en soupirant, tire de l’armoire les derniers écheveaux de lin qu’elle a filés, pour s’en aller les vendre au tisserand. La quenouille et le fuseau, voilà désormais la seule ressource des deux pauvres femmes.

« O grand’mère, quelle douce odeur de violettes ! on se dirait au printemps ! » s’écrie Catherine en ouvrant la porte du jardin. Et voilà qu’une bouffée de parfums délicieux entre dans la triste maison en même temps qu’un rayon de soleil : parfums de roses et de lis, de jasmins et de giroflées. Grédel et Catherine s’élancent dans le jardin ; les deux mendiants, leurs hôtes de la nuit, y sont encore : ils passent dans les allées, et partout où ils ont passé les plantes aux rameaux noircis par l’hiver se couvrent de feuillage et de fleurs ; les gazons reverdissent, les lilas et les œillets s’épanouissent dans toute leur splendeur. Et voilà qu’arrivés au bout du jardin, brillant maintenant comme un bouquet de mai, les petits mendiants se retournent, saluent de la main en souriant les deux femmes, et disparaissent comme la brume des prairies au lever du soleil. « O mon enfant, c’étaient des anges ! » dit en tremblant de joie la vieille Grédel.

A la porte de l’église, où les fidèles viennent fêter l’enfant Jésus, se tient une gentille bouquetière. Les belles roses ! les fraîches violettes ! les brillants œillets ! On s’arrête, on admire… et on achète. La bourse de Catherine se remplit : quelle joie ! il y aura tout l’hiver du feu dans l’âtre et du pain dans le buffet. Le jour de Noël est pour la veuve et sa petite-fille un jour béni : d’un cœur ému et reconnaissant elles remercient Dieu, et il leur semble voir sa main puissante qui s’étend vers le voyageur, le protège et le ramène. L’espoir est doux à ceux qui ont souffert : les deux pauvres femmes reprennent courage et sourient avec confiance à l’avenir.

L’hiver s’avance, la neige et la glace enveloppent d’une ceinture de frimas le jardin de la veuve ; mais entre les haies qui l’enclosent les gazons continuent à verdoyer et les fleurs à s’épanouir. Le voyageur arrive enfin, triste et las. « Chère grand’mère, chère petite sœur, je reviens pauvre du pays de l’or, mais j’ai de la force et du courage : je vous nourrirai du travail de mes bras. » Les deux femmes sourient. « Du travail, il y en aura plus que tes bras n’en pourront faire : avec l’argent des fleurs du Paradis, tout l’héritage est racheté ! »

Les heureux jours sont revenus ; avec les années, la vieille Grédel, que le bonheur a rajeunie, se voit de nouveau entourée d’une famille joyeuse, et sa voix chevrotante berce avec les vieilles chansons d’Alsaces le sommeil des enfants de ses petits-enfants. Et nul d’entre eux ne sera obligé d’aller chercher sa vie dans les pays d’outre-mer ; car le domaine s’est accru et il a prospéré. Aussi loin que s’étend le Bien des Anges, comme on l’appelle dans le pays, le vent glacé du nord, le vent furieux de l’ouest retiennent leur souffle ; le soleil semble dorer avec complaisance les blés et les raisins de cette heureuse terre. Les maîtres du domaine rendent aux pauvres les dons des anges. La veille de Noël surtout, quand vient le soir, la maison s’ouvre à quiconque a faim, à quiconque a froid : tous s’en retournent réchauffés et rassasiés, consolés par de bonnes paroles et d’abondantes aumônes. Et s’il se trouve dans la troupe des misérables quelque mendiant inconnu, les autres le regardent avec respect et s’écartent pour lui laisser la meilleure portion à table et la meilleure place au foyer hospitalier. « Car, disent-ils, c’est peut-être encore un ange qui vient ici, comme ceux d’autrefois, pour éprouver le cœur des habitants de cette maison, et voir s’ils sont toujours dignes des bienfaits de Dieu ! »

Le bien des Anges
Le bien des Anges