La deuxième journée et l’attaque de nuit.
Chez les Romains, sans trop se réjouir encore, on respirait un peu. Un peu seulement, car on devinait, à l’activité des Gaulois de l’extérieur, les préparatifs d’une attaque de grande envergure.
De fait, leurs quatre généraux, Commios, Vercassivellaunos (Arverne et cousin de Vercingétorix), et les deux Eduens Eporédorix et Viridomaros, avaient tout de suite décidé un assaut par l’infanterie.
Contre les fosés, on prépara des fagots et des claies à jeter en manière de ponts ; contre les hautes palissades de branchages tressés, des échelles pour les atteindre sur leurs talus, et des grappins pour les renverser.
Au soir, tout parut s’endormir. Mais voilà qu’en pleine nuit des hurlements subits réveillèrent l’armée romaine et la garnison d’Alésia. Une immense vague d’assaut déferlait. Elle atteignit les premières défenses romaines de la plaine des Laumes. En quelques minutes, les légionnaires, bien instruits chacun de leur mission, avaient bondi à leurs postes et faisaient face. Mais, tout proches déjà, les frondeurs et les archers gaulois avaient commencé à mitrailler leurs silhouettes, suffisamment repérables, à cette courte distance, dans la demi-clarté lunaire (18). Les hommes de César eurent peine d’abord à riposter à la grêle de pierres et de flèches qui s’abattait sans répit. Mais leurs frondes étaient bonnes aussi, et abondantes leurs réserves de projectiles, soigneusement réparties à l’avance sur tous les emplacements : pierraille, lourds épieux, traits légers, tout volait dans un sifflement aigre.
Sur des kilomètres de la première ligne s’allongea un de ces affreux combats de nuit comme en ont connu toutes les guerres de tranchées. L’élan gaulois fut irrésistible : échelles et grappins faisaient merveille, et, selon les endroits, une, deux, trois séries d’ouvrages avancés cédèrent. Mais aux hourras se mêlaient maintenant des bruits sourds de corps qui tombaient, et des hurlements de douleur : les assaillants avaient atteint la zone des pièges. Leur marche dans la nuit les exposait aux crochets à ras terre, qui leur déchiraient les pieds ; certains glissaient dans les trous ; d’autres s’effondraient à travers les branchages qui recouvraient les pointes de pieux cachés, et s’y empalaient. Et puis, ils étaient maintenant à quelques dizaines de mètres du retranchement principal, beaucoup mieux défendu grâce à ses tours et à des effectifs plus nombreux. De chaque créneau partaient à tout instant des salves rasantes fort meurtrières ; et les machines placés dans les tours ajoutaient le tir plongeant des projectiles lourds et le tir oblique des gros traits qui, perçant l’homme avec son bouclier, le clouaient au sol.
Les rangs éclaircis des masses d’assaut vacillaient. Effrayés par ce mitraillage croissant, affolés par les pièges qui faisaient l’effet de molosses invisibles, tapis dans le sol et leur sautant aux jarrets, les hommes manquaient de guides capables de les orienter dans ce labyrinthe de retranchements inconnus ; ils redoutaient aussi, sur leur droite, une contre-attaque, qui pouvait d’un moment à l’autre partir des cantonnements romains de Flavigny. Bref, les Gaulois refluèrent en désordre, comme le jour commençait à poindre. Par bonheur, les légionnaires des retranchements ne les poursuivirent pas et ceux de Flavigny ne déclenchèrent aucune diversion.

Sur la ligne intérieure de retranchements, César n’avait guère eu moins d’émotions. Dès la clameur qui l’avertissait de l’attaque amie, Vercingétorix avait lancé ses colonnes. Sur tous les points où, la veille, les terrassiers avaient travaillé à combler le grand fossé, elles foncèrent. Malheureusement, pour des raisons que César ne dit pas, passionnés sans doute par le combat de cavalerie, ou bien à cause de résistances rencontrés, ces hommes n’avaient pas achevé leur travail ; ils n’avaient pas poussé jusqu’aux fossés «jumeaux» : là aucun passage n’était aménagé. Comme on voulait garder intact le matériel portatif destiné au franchissement des derniers obstacles et à l’assaut du retranchement principal, il fallut faire appel aux terrassiers ; d’où un sérieux retard. Ajoutez le désarroi provoqué par ce contretemps, les reproches, les fureurs. Et puis les mouvements se font lentement, la nuit, comme les travaux. Tant et si bien que l’on était seulement en train de franchir les fossés «jumeaux» quand on reçu l’ordre d’en rester là et de regagner la place : Vercingétorix venait de se rendre compte que l’offensive extérieure s’arrêtait. Comme il n’était pas question d’essayer une attaque isolée, on n’avait plus qu’à ajourner l’opération. Aussi bien, celle que l’on suspendait avait servi d’exercice d’entraînement, somme toute réussi puisque les Romains n’avaient pu l’empêcher ; et, la prochaine fois, les deux fossés, maintenant aménagés pour le franchissement, ne seraient plus un obstacle.
Troisième journée et nuit de manœuvres.
Faute d’avoir imaginé de bonnes communications optiques et de connaître l’utilisation des pigeons voyageurs, les deux armées gauloises, absolument coupées, n’avaient pu coordonner leurs mouvements. Les Romains devaient aussi leur salut à la légèreté qui avait jeté les Gaulois de l’extérieur, la nuit, sur des positions mal reconnues, et justement dans le secteur le mieux fortifié. Apparemment plus accessible, la plaine les avait attirés. Ils y avaient inutilement englouti des heures et des forces précieuses.
Au conseil de guerre qui suivit, un conseil restreint, les quatre grands chefs de l’armée de secours ne voulurent considérer leurs torts que pour les réparer. S’étant informés, ils apprirent des gens du pays que les positions romaines du mont Réa, établies à contre-pente, constituaient un point faible de la ligne. « Les Quatre » décident alors une manœuvre hardie d’enveloppement par surprise et mettent au point leur plan dans un secret absolu. Il faut 60.000 hommes ; on les choisit parmi l’élite des peuplades les plus guerrières. Les Arvernes fournissent le contingent principal.

L’Arverne Vercassivellaunos prend le commandement de cette armée et quitte les cantonnements sitôt la nuit tombée. Un vaste mouvement tournant l’amène avant le lever du jour au Nord du Mont Réa derrière les hauteurs de Ménétreux. Là, sans être vus ni entendus des guetteurs que César ne pouvait manquer de maintenir sur le sommet du Réa (19), nos 60.000 guerriers attendirent en se reposant qu’il fût midi, l’heure convenue pour l’attaque. Cette fois, on entendait se battre à la gauloise, en pleine lumière.

Le dernier jour d’Alésia.
Quand le soleil approcha du zénith, la cavalerie de l’armée de secours se déploya dans la plaine des Laumes, et ses fantassins apparurent à quelque distance des positions romaines. César crut à une attaque de ce côté et s’y prépara.
On vit alors dévaler le long des hauteurs du Réa un flot d’hommes bondissant sous le soleil. Droit devant eux ou obliquant en éventail vers la plaine de Grésigny et vers celle des Laumes, les 60.000 Gaulois de Vercassivellaunos exercèrent bientôt une violente poussée le long et sur les deux côtés de la position romaine du Mont Réa. Le secteur attaqué était tenu par deux légions — huit à dix mile hommes — sous les ordres des légats –ou colonels) Réginus et Rébilus.
De bout à la pointe de la citadelle, le regard fouillant l’horizon, Vercingétorix eut vite réalisé la situation. L’ampleur du mouvement annonçait la bataille décisive. Une sonnerie de trompettes, et toutes les forces disponibles de la garnison se précipitent hors d’Alésia, franchissent d’un seul élan la grande tranchée et les deux fossés «jumeaux», et se dispersent, un peu ralenties, dans la zone des trous-de-loup : comme on les a vu creuser et que la manœuvre se déroule au grand jour, ces obstacles ne font de mal qu’aux distraits. Les difficultés commencent aux abords du retranchement proprement dit, le vallum principal.
Les Romains, cette fois, sont attaqués de face et dans le dos. Ce qui les impressionne le plus, sur chacune de leurs deux lignes, ce sont les cris qui montent derrière eux, parce qu’ils se demandent à tout moment si le retranchement défendu par les camarades, là-bas, n’a pas cédé sur quelque point, livrant passage à la ruée ennemie.
« Des deux côtés, on sent la solennelle gravité de l’heure, écrit César, et qu’elle exige les suprêmes efforts. Les Gaulois se rendent compte que, s’ils ne réussissent pas à percer les lignes, ils ont perdu leur dernière chance. Les Romains réalisent que, s’ils parviennent à tenir bon quelques heures, ils touchent au terme de leurs épreuves. »
Succès gaulois au Mont Réa.
Au bas du Mont Réa, les légionnaires sont en situation critique. Complètement surpris par l’attaque, placés à contre-pente en plusieurs points, ils perdent position sur position. Instruits par l’expérience de l’avant-veille, les Gaulois qui se méfient des pièges, ont assez vite fait de les repérer et de les combler.
Leurs troupes de choc, bien disciplinées, se massent, en formant au premier rang et au-dessus des têtes une carapace de boucliers où les Romains reconnaissent une imitation, trop réussie, de leur «tortue» ; pendant qu’elles progressent, frondeurs et archers gaulois neutralisent la défense par un tir ajusté sur les créneaux. Les fagots et la terre qu’on apporte dans les paniers facilitent le franchissement des fossés.
Du côté romain, l’approvisionnement en projectiles s’avère insuffisant. Et puis les assaillants, avec l’avantage du nombre, disposent de renforts et se remplacent. Constamment en ligne, les légionnaires s’épuisent.
De son poste sur la pente Nord-Ouest de Flavigny, César domine le champ de bataille. La ligne des retranchements intérieurs reste solide, malgré les efforts de Vercingétorix. Ses assurances de ce côté permettraient à César de porter secours librement au Mont Réa sans la menace que fait peser l’énorme armée gauloise non engagée encore : la masse principale occupe le plateau de Flavigny, le sud de la plaine des Laumes, les pentes du Mont Mussy, à deux kilomètres à peine… Etrangement inerte, cette masse ! Il serait si naturel qu’elle se lance pour une attaque en couronne, qui fixerait toute l’armée romaine dans une défense essoufflante et finirait par la submerger.
Au bout d’un long moment, comme aucun mouvement ne se dessine, César décide de risquer. Il pare au plus pressé. Aux légats Réginus et Rébilus il envoie six cohortes ( à peu près 3.000 hommes) avec son meilleur général, Labiénus : « Je vous donne le commandement là-bas, lui dit-il. Si vous ne pouvez tenir comme cela, prenez dans les secteurs voisins les unités disponibles et faites une sortie de manière à contre-attaquer vos assaillants. »
Vercingétorix attaque furieusement d’abord au centre, puis au Sud.
Tout en s’expliquant, César était descendu. Il allait maintenant le long du retranchement principal fortement secoué par Vercingétorix. Les légionnaires, sur ce front, avaient surtout à mitrailler les Gaulois occupés à franchir la zone des trous-de-loup et le fossé armé de troncs aux branches appointées. Par endroit, ils avaient atteint le fossé du retranchement et attaquaient la palissade : on se battait même à l’arme blanche.
Les Gaulois faisaient preuve d’un incroyable mépris de la mort. Fauchée la première vague d’assaut, une seconde s’élançait à travers les cadavres, et, tombée à son tour, une autre lui succédait. César et ses légionnaires s’impressionnaient d’une si folle audace et de voir que Vercingétorix obtenait de ses hommes pareil esprit de sacrifice. C’est que le courage des Romains était plus sobre, et César les avait habitués à le montrer sans le prodiguer. Aucun général ne fut plus que lui ménager de la vie de ses soldats. Il a dit à quoi tenait cette sorte d’insouciance des Gaulois devant la mort : à la fougue naturelle de leur tempérament, plus capable, du reste, d’impétuosité momentanée que de persévérance dans l’effort, et puis à leurs croyances religieuses, qui leur permettaient de braver la mort impunément, dans l’assurance que leur âme passerait dans un autre corps (20). Personnellement sceptique en matière de religion, le proconsul s’étonnait d’autant plus de constater chez ses adversaires une foi assurée à ce point.
César allait d’un groupe à l’autre, réglant lui-même le tir ou manœuvrant une pièce, disant le mot personnel de réconfort, élevant les hommes au-dessus de leur fatigue : « Encore une heure d’effort ! Il y va de tous les résultats acquis depuis sept ans. C’est le sort de l’armée entière qui se joue en ce moment… »