NAPOLÉON EN BOURGOGNE

Les débuts de Napoléon

Cette année est le cent-cinquantième anniversaire de la chute de Napoléon. «Oui, l’Aigle, un soir, planait aux voûtes éternelles lorsqu’un grand coup de vent lui cassa les deux ailes…». Cette chute qui «fit dans l’air un profond sillon» est bien connue, cent fois plus que les premiers vols de l’ «Aigle» dont Napoléon lui-même n’a pas parlé à ses confidents de Sainte-Hélène : Las-Case, Gouraud, Montluçon.
En garnison à Valence, Bonaparte obtenait, le 1er octobre 1791, un congé de trois mois pour aller en Corse. A la fin de son congé, il resta dans son pays et accepta les fonctions de capitaine adjudant-major d’un bataillon de volontaires corses, si bien qu’il aurait sans doute été rayé du contrôle de l’armée régulière sans l’intervention de Pozzo di Borgo, procureur syndic du département et de Narbonne, alors ministre de la guerre. Des réfugiés italiens avaient persuadé le gouvernement français que la Sardaigne était mûre pour la liberté et que si les Français se présentaient devant l’Île, ils seraient accueillis comme des libérateurs. Après l’échec d’une première expédition, une seconde fut confiée au patriote corse Paoli et chargée de s’emparer du petit archipel de la Magdelaine situé entre la Corse et la Sardaigne. Césari Colonna, neveu de Paoli, la commandait, ayant sous ses ordres trois officiers dont Napoléon Bonaparte, lieutenant-colonel en second des volontaires corses et capitaine d’artillerie dans l’armée française.
Le 22 février 1793, le petit corps expéditionnaire débarquait à l’île Saint-Etienne, s’emparait d’une vieille tour à peu près ruinée. Bonaparte y fait débarquer un mortier et sept pièces de canons mis aussitôt en position contre les forts et la petite ville de la Magdelaine. Le lendemain, Bonaparte pointe lui-même le mortier et lance à l’ennemi la première bombe. Le bombardement dure trois jours et le 25 février, Bonaparte attend la reddition de la ville. Césari Colonna envoie alors l’ordre de la retraite. Il cédait à une mutinerie de «La Fauvette», une corvette qui avait amené la petite troupe.
Les officiers donnent l’ordre de cesser le feu et tentent de sauver avec l’honneur du drapeau, le matériel pour lequel il n’y aura pas de place dans les chaloupes déjà remplies de troupes. Bonaparte, la rage au cœur, a juste le temps de faire enclouer et jeter à la mer le mortier et quatre canons. «La Fauvette» mis le cap sur la Corse et le 27 février, Bonaparte allait tenir garnison à Corte avec les volontaires corses.
Là, Paoli reçoit, à la fin d’avril, un décret de la Convention qui le mandait à sa barre. Il déclare à Bonaparte qu’il est résolu à braver cet ordre, dut-il se jeter dans les bras de l’Angleterre. Ce dessein révolte le jeune officier qui va se cacher dans le maquis, à trois lieues d’Ajaccio, où il attend l’arrivée des commissaires de la Convention. Le 2 juin 1793, une assemblée générale et extraordinaire du peuple corse, convoqué par Paoli, déclarait Bonaparte, ses parents et ses amis, perturbateurs de repos public.
Bonaparte qui, jusqu’à l’expédition de la Magdelaine avait conservé les sentiments d’un bon Corse, ne sera plus que Français. Il quitta son île natale et se sera bientôt le siège de Toulon. H.V.

L’ascension de Monsieur de Buonaparte (1)

L’historien Georges-Roux relate et analyse cette ascension dans un livre récent : «M. de Buonaparte», dont la conclusion est que, sans le concours répété d’heureuses circonstances, Napoléon n’aurait été qu’un raté. Le mot est dur, scandaleux même, pourtant il est exact.
A Brienne où il entre sur la recommandation de M. de Marbeuf, gouverneur de Corse, Bonaparte est un élève médiocre, parfois rebelle, et il est sortit de l’école 42e sur 58, petit lieutenant d’artillerie sans relations et sans fortunes. Affecté à la garnison d’Auxonne, il y apprend son métier d’artilleur. A sa femme de ménage qui, au 1er janvier, lui souhaitait d’être général, il répondit : «Général ! Général ! Oh, ma pauvre Thérèse, je serai bien satisfait si j’arrive commandant. Je n’en demande pas plus !».
Etait-ce bien vrai ? A partir de 1788 et pendant plusieurs années, Bonaparte joua la carte rose, tantôt avec Paoli, tantôt contre lui, et finalement, il perd sur les deux tableaux. En 1793, après son dernier séjour et ses intrigues dans le pays natal soulevé contre la France, il pouvait être destitué de son grade, rayé des cadres, si, par un certificat de complaisance, son compatriote Salicetti, commissaire aux armées, ne lui avait permis de recouvrer son grade de capitaine d’artillerie à Valence.
Là, Bonaparte écrit une brochure de propagande : « Le souper de Beaucaire», devient le familier des commissaires de la Convention : Fréron, Augustin Robespierre, Barras. Sans doute, ceux-ci prennent mesure de son intelligence et de ses capacités, puisqu’ils l’affectent à l’armée d’Italie, le font nommer chef de bataillon et envoyer à Toulon, dont l’armée révolutionnaire faisait le siège.
Les manuels d’histoire disent que Bonaparte a repris Toulon. C’est inexact. Lui-même dira plus tard au général Bertrand : «Dugommier a repris Toulon», et sur les états de service qu’il doit envoyer à la Convention, il écrit simplement : «A commandé l’artillerie pendant le siège de Toulon».
C’était un mérite suffisant pour que Solicetti le fasse nommer général de brigade, chargé de l’inspection des côtes de la Méditerranée. Mais après le 9 thermidor, suspect de jacobinisme, il est arrêté et serait transféré à Paris si son protecteur Solicetti ne l’avait enfermé douze jours au fort d’Antibes. Quand il en sort, après l’examen de ses papiers et une sorte de non-lieu, il est toujours général, mais sans emploi. Bientôt, après un court passage dans les bureaux du Comité exécutif de la Guerre où il travaille à l’établissement des plans de campagne, il est destitué et rayé des cadres, parce qu’il avait refusé d’aller en Vendée. C’est alors que Georges-Roux écrit de lui : «M. de Buonaparte n’est plus qu’un raté».
Survient une nouvelle chance : le 13 vendémiaire. Alors la Convention est menacée par une émeute royaliste capable de la renverser. Barras, chargé de la défendre, fait flèche de tout bois ; il ramasse des troupes où il peut, les fait commander par Brune et par Bonaparte Celui-ci fait disperser par des canons la colonne de manifestants qui s’était avancée jusqu’à l’église Saint-Roch et celle qui débouchait de la rue de Beaune. La Convention est sauvé, mais le mérite en revient à Barras. Plus tard, Napoléon dira encore au général Bertrand : «Le 13 vendémiaire, l’honneur est à Barras. C’est juste ; il commandait».
Barras ne fut pas ingrat. Avec Fréron, il fait l’éloge de Bonaparte à la Convention, en loue les «dispositions savantes» et, trois semaines après le 13 vendémiaire, Bonaparte est le général en chef de l’armée de l’intérieur. Cette fonction le faisait maître de Paris. Il en fréquente les salons, y rencontre Joséphine et aura le commandement de l’armée d’Italie, et à ce mariage, tout le monde trouvera son compte. Barras sera débarrassé d’une maîtresse qu’il ne voulait pas épouser, Joséphine n’aura plus à vivre d’expédients, et Bonaparte, lancé dans le monde, commandera une armée. Nommé le 2 mars 1796, il se marie le 9 et part pour l’Italie le 11, ayant enfin en mains l’occasion de faire valoir son génie et tout le reste suivra.
Georges-Roux n’a rien inventé, rien découvert. Dans son livre qui refuse d’entériner la légende d’un jeune Buonaparte où se révèleraient déjà le consul et l’empereur, il n’a fait que rassembler des petits faits connus de tous les historiens impartiaux et montrer que le génie de Napoléon aurait été inutile, perdu dans les coups de pouce du hasard. «C’est, écrit Pierre Dominique, dans les «Ecrits de Paris», toujours l’histoire des œufs de harengs. Il en faut beaucoup pour qu’un hareng parvienne à l’état d’adulte. La nature est prodigue. Ayons un regret pour les génies perdus».
H.V.
(1) A. Fayard, éditeur.

Un culte Napoléonien ?

Hier soir, dans les salons de l’hôtel Central, la section de Bourgogne du Souvenir Napoléonien avait convié son président national, M. Goldewski. Parmi l’assistance, on notait la présence de Mme Gaston-Gérard, M.M. le colonel Gosse, le chef de bataillon Pataille, le professeur Klepping et le baron Portalis, ainsi que de nombreux historiens et amateurs de l’époque napoléonienne.
Pourquoi un culte napoléonien ? Quelles raisons poussent à s’attacher à ce personnage ? Me Debise, qui préside la section de Bourgogne, nous confia que «l’Histoire fait partie de notre patrimoine culturel et qu’en aucun cas nous ne devons le négliger.
Il faut au contraire, le fructifier pour le léguer intact à ceux qui nous survivrons. Il vaut mieux se souvenir qu’oublier… De plus, l’Histoire est une vaste chaîne constituée de maillons dont le plus important est certainement le maillon impérial qui régit la France durant de nombreuses décennies».
M. Goldewski ne retraça pas, comme prévu, toute la jeunesse corse de Bonaparte, qui s’arrête le 3 juin 1793, avec le départ pour Toulon. Il restreignit son exposé et esquissa les dix premières années de Bonaparte au travers la vie de sa famille et nous entretint sur le climat politique qui régnait sur l’île de Beauté avant la naissance de Napoléon Bonaparte.
Louis XV, moyennant quelques millions acheta, le 15 mai 1768, à la République de Gênes, ses droits sur la Corse. Le 15 août (un an jour pour jour avant la naissance de Napoléon), le roi proclama la réunion de l’île à la France.
Les patriotes corses, commandés pas Pasquale Paoli et rejetant la tutelle française furent néanmoins vaincus le 9 mai 1769.
Sur les treize enfants que Letizia Bonaparte amis au monde, en dix-neuf années, huit survivront. Huit enfants qui se partageront trônes et principautés.
Dés son plus jeune âge, Napoléon est un petit bonhomme querelleur et déchaîné. Ses proches souffrirent déjà de ses humeurs belliqueuses et de ses algarades. A cinq ans, il entra, en la première année du règne de Louis XVI, au pensionnat des Sœurs Béguines d’Ajaccio comme externe. Doué pour le calcul et capable de résoudre des petits problèmes surprenants, pour son âge, les Sœurs Béguines le surnommèrent le «mathématicien». Enfant féru des champs de manœuvre, le jeune Napoléon préférait de tous les jeux, ceux de la guerre.
La famille Bonaparte vécut une quinzaine d’années grâce aux procès qu’elle attenta contre d’autres membres de la famille. On comprend plus aisément le climat psychologique particulier dans lequel Napoléon fut élevé.
La seconde partie de l’exposé fut consacrée aux événements étranges qui ont entouré le voyage de Bonaparte en compagnie de son frère Joseph et de ses parents. A neuf ans, Napoléon et son frère obtinrent une bourse pour leurs études. Au terme du trajet Ajaccio-Corte-Bastia, Letizia n’embarqua pas pour le continent. M. Goldewski nous présenta alors qui accusèrent de façon très péremptoire la vertu de Letizia. Celle-ci aurait été la maîtresse de M. de Marboeuf, gouverneur de l’île, incarnation de la toute puissance. Ainsi, attribuerait-on à M. de Marboeuf la paternité de Louis Bonaparte. Documents troublants…
M. Goldewski ne fit pas un plaidoyer pour le sacrifice de la vertu de Letizia Bonaparte. Il se contenta de nous apporter des arguments, des faits aussi scientifiques que possible.
Si on doit admettre que Louis Bonaparte est le fils de M. de Marboeuf, est-on certain alors que Napoléon III est bien le fils de Louis Bonaparte ? Là encore, rien de sûr…
Nul doute que cet exposé suscitera de nombreuses discussions et controverse dans les chaumières napoléoniennes bourguignonnes…

Bossuet inspirateur de Napoléon

Dans les dernières années de l’Empire, Napoléon n’eut peut-être pas de serviteur plus intelligent que le comte Louis de Narbonne. Ce grand seigneur d’ancien régime était un bâtard de Louis XV ; il avait été élevé à Versailles et ministre de Louis XVI ; il avait le sens des affaires diplomatiques et son franc-parler avec l’empereur.
Narbonne confia les propos de Napoléon à son jeune ami Villemain qui en fit, plus tard, la plus intéressante de ses «Souvenirs» et c’est dans cette œuvre, bien oubliée et devenue rare, que j’ai eu la surprise de trouver ce jugement de Napoléon sur Bossuet.
«Je lisais prodigieusement, avec peu de choix, au hasard d’une bibliothèque de garnison. Le grand côté de l’histoire ne m’apparaissait pas (…) Le jour, où par bonheur je rencontrai Bossuet, où le lus dans son «Discours sur l’Histoire universelle», la suite des Empires, ce qu’il dit de César, victorieux de Pharsale, qui parut un moment par tout l’univers, il me sembla que le voile du Temple se déchirait du haut en bas et que je voyais les dieux marcher. Depuis lors, cette vision ne m’a plus quitté, en Italie, en Egypte, en Syrie, en Allemagne, dans mes journées les plus historiques et les pensées de cet homme me revenaient plus éclatantes à l’esprit, à mesure que ma destinée grandissait devant moi. Mais en même temps, je sentais bien comme aujourd’hui le côté pratique du génie fondé sur le bon sens.»
J’arrête là cette citation où l’on reconnait l’accent du Mémorial de Sainte-Hélène et où l’on s’étonne de ne pas entendre Napoléon déclarer qu’il aurait fait Bossuet prince, comme Corneille, s’il eut été son contemporain.

Le rêve oriental de Bonaparte

«Si l’on eut été maître de la mer, on eut marché droit à la fois sur Londres, sur Dublin et sur Calcutta : c’était pour le devenir que la République voulait posséder l’Egypte» (Napoléon, dans Montholon – notes et mélanges).
Période historique d’extrême densité, la mutation européenne à la charnière du XVIIIe et XIXe siècle soulève encore des questions. Les recherches communiquées à l’Académie tentant de répondre à celle que pose la genèse de l’expédition d’Egypte et les conceptions de Bonaparte au début de sa carrière, souvent expliquées par son «Rêve oriental».
Comme les rois, la France révolutionnaire était en face d’une coalition animée par l’Angleterre. Comme de leur temps les idées de manœuvre s’ordonnaient autour de plusieurs systèmes, le coup direct («la descente»), la guerre coloniale et dispersée, la guerre en Méditerranée.
Après la reconstitution d’une marine par Jeanbon-Saint-André, après son rodage en diverses actions peu heureuses mais non sans mérite, et quand la situation aux frontières se fut éclaircie par le retrait de trois des coalisés, on peut songer à intensifier la guerre maritime. La «descente» paraît avoir eu les préférences du Directoire. La tentative malheureuse du coup de main de Hoche à la rescousse des Irlandais, la préparation d’une «flottille» capable, croyait-on, de remplacer une escadre d’invasion, furent l’expression de cette tendance.
Cependant une manœuvre méditerranéenne commençait spontanément. L’entrée de Bonaparte à Livourne privait l’escadre anglaise d’un point d’appui très important. De Livourne, il faisait partir une petite expédition qui reprenait le contrôle de la Corse, occupée par nos ennemis. Jervis, privé de bases, retraitait sur Girbraltar. Bonaparte dont l’artillerie avait obligé naguère les navires ennemis à évacuer la rade de Toulon, les contraignait à présent par sa progression littorale à quitter la Méditerranée. Ses opérations terrestres et sa pression sur les états Italiens en bénéficiaient en retour : l’appui mutuel de l’armée, de la marine et de la diplomatie était particulièrement heureux sur ce théâtre.
Les concessions surprenantes de Bonaparte à Campo-Formio ont ensuite pour but de pousser les avantages maritimes de sa position, la guerre devenant exclusivement maritime. Le traité étend l’influence française sur le Golfe de Gênes, le fond de l’Adriatique, et nous donne Corfou avec les îles Ioniennes, clef de la Méditerranée.
Mis à la tête de l’armée d’Angleterre, Bonaparte acquiert la conviction que la descente est subordonnée à la maîtrise de la mer. Il pense que l’extension de l’emprise sur les rivages méditerranéens, réalisée par ses soins, peut être l’instrument de cette maîtrise, que nous avons ainsi le moyen de faire concourir notre puissance militaire à notre restauration navale. Entre les berges gardées par nos armes, ce plan d’eau fermé sera avantageux pour nous, difficile pour nos ennemis, obligés pourtant d’y intervenir à cause des intérêts puissants qui s’y jouent. Régénérées par l’activité et le succès, nos escadres pourront ensuite disputer la maîtrise de la mer.
La conquête de Malte et de l’Egypte, la stratégie méditerranéenne découlent ainsi logiquement et naturellement de la chaîne des événements et du raisonnement militaire.
Les souvenirs historiques, l’attrait de la gloire, la magie de l’Orient ont pu aiguiller l’intelligence du général, alimenter ses rêveries à haute voix. Le froid et secret calculateur associé chez lui au disert imaginatif fondait ses décisions sur d’autres données que celles du rêve.