La petite communiste qui ne souriait jamais

Nadia Comaneci est la première gymnaste à avoir obtenu la note de 10 aux JO. L’histoire romancée, tout en équilibre, d’une reine de l’air à la volonté de fer.

 

C’est vrai qu’elle avait un côté Buster Keaton, « l’homme qui ne souriait jamais ». Le corps gracile et musclé, capable de se propulser dans les airs comme un cocktail Molotov, et de retomber sur ses pieds, imperturbable, souveraine. Nadia Comaneci a révolutionné le monde de la gymnastique, à 14 ans, aux JO de 1976. Les moins de 40 ans ne peuvent guère s’en souvenir. Lola Lafon a tout juste 40 ans. Et elle s’en souvient comme si elle y était. La preuve que la transmission passe par des canaux mystérieux, des fils invisibles qui relient les êtres. De la poussière de magnésie, tombée des mains de la gymnaste prodige, a dû voler jusqu’à son lit de petite fille de 3 ans, comme une poudre magique. Sinon, comment aurait-elle pu écrire un roman aussi acrobatique, aussi intérieur, au plus près des sensations de la championne roumaine ? Lola Lafon a trouvé son sujet, son double, son miroir, et du choc de cette rencontre jaillit un texte impressionnant de maîtrise et de poésie, comme les numéros de voltige de Comaneci. Cette adéquation de forme est le secret de la réussite du livre. Loin du biopic à l’américaine, le récit prend des risques, ose des apartés imaginaires entre la romancière et l’athlète, s’élève dans les airs avec des descriptions hallucinées des prouesses sportives, enchaîne les figures littéraires les plus personnelles et les plus justes, embrasse la totalité d’une personne hors du commun, avec une économie de moyens et un sens de l’équilibre saisissants.

De Nadia Comaneci, sa grande soeur d’âme, sa compatriote silencieuse, son modèle de force et de fragilité, Lola ­Lafon restitue toute l’ambivalence. A la fois moteur et victime, sujet et objet, l’athlète avance, encore et toujours, « plante carnivore de dangers dont il faut la gaver […], elle grignote l’impossible, le range de côté pour laisser place à la suite, toujours la suite. » Or, il arriva un jour que la suite soit un grand gouffre. Celle qui ne tombait jamais sombra dans l’anonymat, après avoir été déchiquetée par ceux qui la portèrent aux nues. La force de Lola Lafon est d’introduire d’imperceptibles trous dans son récit, d’y incruster des zones de disparition, de transparence, de vide. Elle titube lentement derrière sa muse, « somnambule de sa propre enfance », et le livre fend la brume de la déché­ance avec une pudeur et une justesse exemplaires. Un destin se dessine, terriblement émouvant, celui d’une adolescente qu’on voulut figer dans l’inno­cence. Mais, Lola Lafon ne cesse de le répéter, Nadia Comaneci était un petit écureuil, incapable de tenir en place. Ecrit comme un livre qu’on se passe sous le manteau, un brûlot de résistance plein de sens cachés, La Petite Communiste qui ne souriait jamais met en regard la dictature communiste d’hier et l’asphyxie capitaliste d’aujourd’hui, dénonce l’absurdité d’avoir quitté une prison pour une autre : avant, les gens « avaient constamment peur, c’est vrai, peur qu’on les entende dire des choses interdites, aujourd’hui, on peut tout dire, félicitations, seulement personne ne nous entend. »

Lola Lafon interroge le silence, donne à entendre les cris étouffés de ceux qui ont troqué un bâillon contre un autre. Sa parole est d’or, et prouve que les langues déliées triompheront toujours, qu’elles tracent leurs lettres dans les airs, du bout des doigts de pieds, ou sur le papier, éprises de liberté. Télérama

 

La petite communiste qui ne souriait jamais                   Editions Actes Sud

                                                                                    2014

Lola Lafon                                                                    978.2.330.0278.5

                                                                                                          lu en février 2014 **

 

 

 

Quatrième de couverture :

 

Parce qu’elle est fascinée par le destin de la miraculeuse petite gymnaste roumaine de quatorze ans apparue au JO de Montréal en 1976 pour mettre à mal guerres froides, ordinateurs et records au point d’accéder au statut de mythe planétaire, la narratrice de ce roman entreprend de raconter ce qu’elle imagine de l’expérience que vécut cette prodigieuse fillette, symbole d’une Europe révolue, venue, par la seule pureté de ses gestes, incarner aux yeux désabusés du monde le rêve d’une enfance éternelle. Mais quelle version retenir du parcours de cette petite communiste qui ne souriait jamais et qui voltigea, d’Est en Ouest, devant ses juges, sportifs, politiques ou médiatiques, entre adoration des foules et manipulations étatiques ?

Mimétique de l’audace féerique des figures jadis tracées au ciel de la compétition par une simple enfant, le roman acrobate de Lola Lafon, plus proche de la légende d’Icare que de la mythologie des « dieux du stade », rend l’hommage d’une fiction inspirée à celle-là qui, d’un coup de pied à la lune, a ravagé le chemin rétréci qu’on réserve aux petites filles, ces petites filles de l’été 1976 qui, grâce à elle, ont rêvé de s’élancer dans le vide, les abdos serrés et la peau nue.

 

L’auteur :

 

Ecrivain et musicienne, Lola Lafon est l’auteur de trois romans parus aux éditions Flammarion : une fièvre impossible à négocier (2003 ; J’ai Lu, 2006) ; De ça je me console (2007 ; « J’ai lu », 2009) et Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (2011).

Elle a également signé deux albums chez Harmonia Mundi : Grandir à l’envers de rien (2006) et Une vie de voleuse (2011)

 

Avant propos :

 

La Petite Communiste qui ne souriait jamais ne prétend pas être une reconstitution historique de la vie de Nadia Comaneci. Si les dates, les lieux et les événements ont été respectés, pour le reste, j’ai choisi de remplir les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne et de garder la trace des multiples hypothèses et versions d’un monde évanoui. L’échange entre la narratrice du roman et la gymnaste reste une fiction rêvée, une façon de redonner la voix à ce film presque muet qu’a été le parcours de Nadia Comaneci entre 1969 et 1990.

L.L.

 

Extraits :

 

Page  93

 

« C’était impressionnant cette abondance, pour vous ?

–       Bien sûr. Vous savez, la première fois que ma mère est venue à l’Ouest, c’était dans une banlieue du New jersey, eh bien, elle a pleuré dans les allées du petit supermarché. »

–       Je cherche à comprendre. Pleurait-elle de joie, Stefania, devant l’émotion de ces nouveaux choix, le fait même d’avoir le choix, et Nadia me coupe la parole, presque brutale. De dégoût de cet amoncellement absurde, me corrige-t-elle. La tristesse de se sentir envahie de désir devant tant de riens. « Chez nous, on n’avait rien à désirer. Et chez vous, on est constamment sommés de désirer ».

 

Page 110

 

Plus encore que Nadia, ce que cette émission promeut, c’est la Roumanie. Une Roumanie joyeuse. Et ça n’est pas une histoire de virgule, cette fois, mais d’un mot escamoté : communiste. S’il n’est pas prononcé, c’est pourtant lui qu’on vante tout au long de cette ahurissante promotion américaine d’un communisme naïf et printanier aux pionniers resplendissants de santé. Une coproduction muette entre la Roumanie et les États-Unis, car l’émission ne comporte aucune interview de Nadia, et lorsqu’elle parle à Béla (son entraîneur), leurs échanges ne sont pas traduits.

Alors, envoûtées par le justaucorps blanc de la fragile communiste, les petites filles de l’Ouest piétinent les guerres froides. Affamées d’épreuves et de verdicts impitoyables, de réveils à l’aube, d’air non climatisé, d’hymnes et de sobriété, dévorées du désir d’en être, de ce don de soi, des petites Simone Weil répondent à l’appel et partent en stage de gym en Roumanie, se défiant du monde doucereux qui les attend à leur retour.

 

Page 112 – Camarade

Tel est l’homme. Tel est le dirigeant politique. Tel est Ceausescu le président qui n’accepte d’honneurs que celui de conduire son peuple, comme Moïse, dans la terre promise de la prospérité et de l’indépendance.

1971, M.-P. Hamelet, journaliste au Figaro

 

Comment le nommer. Il est chiffres magistraux, graphiques exponentiels, production en hausse constante de blé et de légumes, progrès spectaculaires du pays. Il est la vigueur, le directeur, le conducteur, le phare. Il ne prend pas parti entre la Chine et l’URSS, participe à la préparation des accords d’Helsinki, s’adresse à l’Allemagne de l’Ouest comme à la RDA, reçoit Arafat sans rompre avec Israël après la guerre des Six Jours. Le 15 août 1968, il part à Prague offrir son soutien à Dubcek et à son retour déclare devant une foule immense à Bucarest : « la Roumanie condamne l’invasion des chars russes en Tchécoslovaquie ! » La Roumanie. Condamne. Ces mots qui jamais n’ont été accolés sont applaudis jusqu’aux Etats-Unis. En France, le Générale de Gaulle se félicite du « vent salubre qui souffle à l’Est » et le décore de la grand-croix de la Légion d’honneur. Nixon, enchanté de l’accueil qu’il reçoit à Bucarest, souligne les évidentes similarités entre les Etats-Unis et la Roumanie.

Il y avait le bloc de l’Est et l’Ouest. Lui se faufile, il s’improvise passage de l’un à l’autre.

Comment l’appeler ? Camarade paraît trop familier pour celui qui, à peine intronisé président, commande à un architecte un sceptre de roi pour la cérémonie. Secrétaire général du Parti communiste, président du Conseil d’Etat, président de la République et guide suprême à la fois. Il est ingénieur du futur, il construit le récit dans lequel on vivra. Il te tend la main : prends place dans l’histoire, fais partie de ce que j’imagine au fur et à mesure. Le Camarade parle sans prendre le temps de respirer. Il déclame, il proclame. Le Camarade s’empare de tous les rôles et le public applaudit. Il est ce résistant aux Soviétiques ! Il est la fierté nationale retrouvée ! L’interlocuteur des chefs d’Etat occidentaux ! Leur partenaire moderne, un Kenedy de l’Est qui pour autant n’oublie pas les traditions, un roi du Moyen Age entouré de ses cavaliers en tenue médiévale à l’occasion de la fête nationale ! Il est  célébré, fêté par des poètes, des écrivains qui le louangent, lui « le premier Penseur sur cette Terre », « celui qui a redonné vie à la vie », « l’Etoile polaire pensante, le Danube de la Pensée ». Et tous participent à l’édification de l’entreprise Roumanie, il y a un rôle pour chacun, un message à porter à bout de bras dans des stades, que vive notre bien-aimé Conducator !

Le pays est un tissu informe auquel il est urgent de redonner de la prestance, et rêche avec ça, une sacrée toile de paysan. Un tissu qui finit pas se faire à la forme qu’on lui imprime mais ce pays se déforme si vite, on doit sans cesse le reprendre… Le rythme s’accélère, il faut s’assurer que l’histoire reste bien celle que le Camarade a créée, sans fautes : des brigades de relecteurs et de correcteurs relisent les articles parus dans le quotidien national Scinteia et s’assurent que son nom cité plus de trente fois par page reste bien orthographié, CEAUSESCU.

Il ne faut pas que des mots, mais aussi des images : des enfants. Vêtus de blanc et qui tendent la main vers lui, radieux. Et vers elle, la Camarade Elena, elle, ce triomphe de la volonté et du progrès, une femme au physique et à l’origine modestes, devenue la « plus grande Scientifique de renommée internationale », couverte de diplômes grâce à sa thèse sur les polymères, soutenue dans le secret d’une université fermée aux étudiants et gardée de policiers. Elena, « honorable ingénieur, docteur, dirigeante du conseil national des sciences et technologies », la Femme nouvelle, mère et également ministre de la Science, de l’Education, de la Justice et de la santé, elle, autour de laquelle volettent les colombes qu’on lâche avant le tournage des innombrables reportages qui lui sont consacrés. Et c’est la saine Nadia leur réussite, l’enfant nouvelle qu’ils applaudissent car à présent, c’est elle le spectacle.

 

Ca va vous choquer, je connais les certitudes de vos supposées démocraties libérales à ce sujet… mais il y avait aussi une sorte de… joie, dans les années 1970, ce qui ne change rien au reste, évidemment. Je déteste ces films et les romans qui parlent de l’Europe de l’Est, tous ces clichés. Les rues grises. Les gens gris. Le froid.[…] Essayons de ne pas faire de ma vie ou de ces années là un mauvais film simpliste.

 

 

 

Page 128 – Sous protection

 

Cet incident survenu lors des Championnats d’Europe à Prague, je le rédige une première fois sous un angle burlesque. Ce président qui donné l’ordre qu’on interrompe une compétition internationale car il trouve son équipe injustement notée fait de Ceausescu un personnage encore plus ubuesque que nature. Nadia a lu ces quelques pages, elle semble amusée. Mais au moment où nous allons raccrocher, elle ajoute : « … ce jour-là… c’est un détail, mais le type de la Securitate m’a prise sou son bras comme une… valise. Sans un mot ».

Le chapitre que je réécris n’est donc pas l’histoire d’un dictateur, mais celle de ce corps-valise que juges, président et dresseurs divers se disputent et s’arrachent au prétexte de le protéger. Un nouvel épisode de ce film muet, leur passion dévorante pour une jeune fille à qui jamais personne ne demande son avis. Ce qu’elle offre depuis des années se passe de mots, peut-être. Elle est intraduisible, sans  doute.

 

Page 134 – Décret 770 : mortes ou vives.

 

« Nous étions le pays des enfants », m’explique Madalina L., une universitaire roumaine que je rencontre à Paris, avant de préciser qu’elle ne me parle pas des pionniers communistes en gants blancs, ces mini-soldats à l’enthousiasme obligatoire, mais de la façon dont on embrassait spontanément les joues des gamins à belle bouille dans le bus.

« On les prenait sur ses genoux sans les connaître, on les couvrait de cadeaux même si on n’avait rien. Les mômes étaient tellement soutenus, encouragés, que certains devenaient forcément des champions de quelque chose, comme Radu Postavaru, ce chef d’orchestre de cinq ans qui faisait des tournées internationales. Ne pas être exceptionnel était un drame. Et ne pas produire d’enfants était un délit, vous le savez, j’imagine.

Le décret 770… C’était… une guerre contre les femmes… en 1996, Ceauscecu a fait interdire l’avortement, il voulait de nouvelles générations, élevées sous son idéologie exclusive. Ca a marché quelques années, on appelait ces nombreux bébés les decreteii. Vers 1973, la courbe a commencé à stagné, parce que les femmes s’organisaient comme elles le pouvaient, même si, à partir de 1975, il est devenu quasi impossible d’obtenir un passeport pour l’étranger. Puis, Ceausescu s’est mis en tête de rembourser toutes les dettes extérieures du pays et vous connaissez l’histoire : la nourriture a été rationnée ; là, on ne pouvait pas nourrir plus d’enfants, on ne pouvait plus. Impossible. On… avait peur qu’ils meurent de faim, vous comprenez ? Alors… Il y avait celles qui avaient la chance de rencontrer des Bulgares ou des Polonaises en vacances, elles savaient, elles nous offraient leurs pilules en cachette ; on prenait ça n’importe comment, on ne comprenait pas les notices, on… Je ne peux pas… vous dire, pardonnez-moi. Si on tombait enceinte, c’était… On en arrivait à se faire… le.. fœtus à… la main… Tant de mortes… Qui ont saigné dans leur cuisine, je… « 

[…]

« Comment vous dire, répète-t-elle, comment. Je dis « guerre » parce que… C’étaient des hommes, ces docteurs qu’on payait pour surveiller l’utérus des femmes. Des hommes, ces contremaîtres qu’on récompensait si un nombre important de leurs ouvrières étaient enceintes. Des miliciens, dans les hôpitaux, avaient l’ordre de lire les dossiers des femmes, afin de repérer celles qui étaient enceintes de quelques semaines, pour les empêcher d’avorter.

Vous savez ce que je ne pardonne pas à vous autres, Occidentaux ? En 1974, l’ONU a proposé à la Roumanie de présider la conférence mondiale sur la population au prétexte que nous avions su « résoudre la crise démographique » ! Alors Nadia, vous comprenez, même si elle n’y était pour rien, elle faisait partie de ça, cette publicité incessante pour l’Enfant modèle. Et l’ironie, c’est que, dès qu’elle a grandi, Nadia n’y a pas échappé, elle a été « inspectée », comme nous toutes, par la « police des menstruations », ces médecins qui nous auscultaient chaque mois sur notre lieu de travail et nous pressaient de faire des enfants, encore.

En 1984 ou 1985, je ne sais plus où, une femme est morte après un avortement. La Securitate a obligé la famille à organiser les obsèques devant l’usine, son cadavre était exposé pour l’exemple. L’exemple… Ils exposaient aussi le corps des vivantes, comme Nadia, avec ces cartes postales d’elle partout, ses triomphes ; mortes ou vivantes, on leur était utiles ».

 

Page 137 – Réécriture

 

Le 4 mars 1977 à 21h22, la ville vacille. Les médias ne filmeront rien des décombres, rien ou presque de Bucarest éventré et aucune interview ne sera faite des rescapés qui se souviennent d’une nuit glaciale où « le ciel était rouge comme le sang », cette nuit où le tremblement de terre transforme la capitale en mouroir. Le silence circonscrit minutieusement la catastrophe, ce silence immense au sein duquel les roumains n’ont aucun autre choix que celui de deviner la gravité de ce qui a eu lieu ou de l’imaginer. Des dizaines de reportages montrent Ceausescu penché sur des blessés reconnaissants dans les hôpitaux. En réalité, lors de ses visites, il refuse de serrer la main aux survivants et exige que tout son entourage soit désinfecté.

La destruction de la ville est le point de départ de sa réécriture par le Conducator qui profite des ruines pour détruire des quartiers entiers. Car la Roumanie des paysans le dégoûte comme une saleté malodorante. Ce qui doit disparaître, ce sont les traces de la campagne à Bucarest, pas seulement les villages. Que le pays entier devienne une ville sans angle mort.

 

Page 182 – Témoignage de Rodica D.

 

« Geza et Béla » dormaient dans notre chambre. Et si on avait besoin d’aller à la salle de bains on devait faire pipi la porte ouverte.

–       Pourquoi ?

–       Ils avaient peur qu’on boive trop d’eau et qu’on pèse plus lourd. Nous, on attendait avant de tirer la chasse, on montait sur les toilettes avec un verre à la main et on buvait l’eau de la citerne. Quand on prenait une douche, ils nous surveillaient, on n’avait pas le droit de lever la tête…

–       Que mangiez-vous avant les compétitions ?

–       Le matin, une fine tranche de salami, deux noix et un verre de lait, le soir, la même chose, sans les noix.

–       Avez-vous déjà eu des problèmes de santé importants ?

–       Plein ! Pied cassé, épaule cassée et d’autres trucs. Je me souviens, quand j’ai eu mes règles pour la première fois, l’infirmière m’a fait une piqûre, après, je ne les ai pas eues pendant un an ».

« Je sais que ça va vous étonner, mais c’est aux Etats-Unis que les pires choses sont arrivées, parce que leurs écoles de gym sont privées et chères, et les filles ont tout de suite eu besoin de sponsors et d’agents, il y avait de l’argent en jeu. Elles doivent gagner pour rembourser les emprunts que font leurs parents, ils s’endettent pour des années, là-bas ! L’investissement que les parents font, ajouté à l’obsession du rendement… Kristie Phillips se sentait « tenue pour responsable de sa puberté » quand elle a commencé à perdre parce qu’elle avait grandi. Betty Okino s’est cassé le bras en compétition parce qu’on l’a fait s’entraîner avec un début de fracture pour ne pas perdre l’argent du sponsor ! Kelly Garrison a concouru avec un pied cassé, pareil. Et elles faisaient toutes le yoyo avec leur poids, nous en Roumanie, on n’allait pas bâfrer à l’épicerie du coin parce qu’il n’y en avait pas et qu’on n’avait pas d’argent ! C’est vrai, certaines gymnastes prennent de l’ibuprofène tous les matins. D’autres prennent systématiquement des antidouleurs le jour de la compétition. Est-ce que c’est bien ? Non. Est-ce que j’ai déjà fait ça ? Oui. Est-ce qu’on m’a forcée ? Non ! Je sympathise avec celles qui se sentent détruites par ce milieu mais je n’ai aucune empathie.

 

Page 201

« Trop de calories ! » a déclaré la Plus Grande Scientifique au monde. Une mauvaise hygiène de vie, ça ! Elle est à l’image de ce peuple : les roumains consomment trois mille trois cent soixante-huit calories par jour et les Allemands n’en consomment que trois mille trois cent soixante-deux : il est largement temps de mettre en application ce « programme d’alimentation » scientifique » imaginé par la Camarade elle-même suite à l’incident du bouton. Nous allons apprendre à ce peuple de fainéants à se nourrir car nous les perdrons toutes, nos merveilleuses petites filles, si ça continue ! Le poids des femmes de ce pays, des mollasses, des perdantes, les rend inaptes à prendre la vie avec la « force et la légèreté » préconisées par le Camarade lors de son dernier discours télévisé.

 

A COMPTER DU 17 OCTOBRE, LE PAIN, LA FARINE, L’HUILE, LA VIANDE, LE SUCRE ET LE LAIT NE POURRONT PLUS ETRE ACHETES QUE SUR PRESENTATION D’UNE PIECE D’IDENTITE ET DE TICKETS SPECIAUX. QUANTITES AUTORISEES PAR SEMAINE ET PAR PERSONNE :

VIANDE : 550 GRAMMES ; LAIT ET PRODUITS LAITIERS (A L’EXCLUSION DU BEURRE) : 1 LITRE ; ŒUFS ; 5 PIECES ; LEGUMES : 700 GRAMMES ; FRUITS : 520 GRAMMES ; SUCRE (Y COMPRIS PRODUITS SUCRES) : 400 GRAMMES ; POMMES DE TERRE : 800 GRAMMES. CONSOMMER 30 % DES PRODUITS AU PETIT-DEJEUNER, 50 % AU DEJEUNER ET 20 % AU DINER. IL EST ENTENDU QUE CES PROPORTIONS VARIERONT SELON LE SEXE, L’AGE OU L’ACTIVITE.

 

C’est Nadia qui me fait parvenir ce tableau publié à l’époque dans le quotidien Scinteia, qu’elle accompagne d’un  mot d’explication : « C’était si difficile, il fallait consacrer tellement de temps à se renseigner sur les arrivages, mettre son réveil à 3 heures du matin pour arriver les premiers au magasin et prendre ce qu’on trouvait, on ne savait même pas pourquoi on faisait la queue la plupart du temps , on restait là où les autres attendaient… On faisait des échanges entre voisins. Ma mère stockait ; c’est paradoxal, mais à l’époque, les frigos étaient pleins. Les dernières années, comme Ceausescu exportait absolument tout, on n’avait plus rien, alors évidemment, on ne parlait que de ce qu’on rêvait de manger… Vous allez rire, mais ces conversations obsessionnelles, je les ai retrouvées chez vous, à l’Ouest ! Ces régimes, ces recommandations du ministère de la Santé, des magazines, ils font les mêmes tableaux que chez nous sous le communisme ! Bah, les Etats s’occupent toujours de ce que nous avalons, non ?

 

Page 212 – fiction mécanique – 1981.1989

 

Dans un décor branlant aux accessoires médiocres, ces magasins d’alimentation vides dont on remplit les étalages une heure avant son arrivée, le couple présidentiel serre des mains devant les photographes conviés à ces visites dites « surprises ». Comme on ne trouve plus de salami, de viande, ni de fromage, on dispose des aliments en polystyrène. On applaudit à leur passage, eux font mine d’être surpris de l’abondance des aliments.

Mais a-t-on déjà vu des acteurs forcés d’applaudir ? A quel moment tout ça s’est-il inversé ? Quand a-t-on cessé d’être acteurs ? A moins qu’on n’ait jamais été acteurs, mais spectateurs obligés d’assister au spectacle interminable de deux vieux cabotins, ces acteurs qui mettent en scène leur public. On confond tout. C’est qu’on dort de moins en moins tant il fait froid dans les appartements, un nouveau décret vient de limiter le chauffage à quatorze degrés, dans les salles de classe, il en fait cinq. On est aussi affaibli par le manque de nourriture, on a le vertige, on s’égare dans sa propre ville, on trébuche, hagard, dans cette ville-décor : Bucarest, sans cesse réécrit et retracé. On est perdus là où on a toujours vécu, on s’aborde, excusez-moi, où est la rue Maïakovski et personne ne voit de quoi il s’agit. Les rues sont renommées, le nom de ce poète-ci a été interdit, jugé trop négatif, qui utilisé le mot « obscurité » alors qu’on traverse une décennie de Lumière, voyons ! On évoque un square où on se rendra au printemps, mais de quel square parles-tu, on insiste, si, on a pique-niqué là-bas à l’automne, autour de la table les autres pointent leur doigt vers le plafond, on est écoutés, tais-toi donc. Le square a été démoli, il était vieux, la statue de l’écrivain faisait affreusement XIXe, à la place, bientôt, il y aura un immeuble moderne, tout confort. Et l’église où on est allés à Pâques ? Elle a été « déplacée », pierre par pierre. Elle ne cadrait pas avec notre ville qui sera bientôt une cité futuriste aussi moderne qu’en Corée !

 

Page 218

 

Le pays, m’explique Radu P., un journaliste, était devenu une fiction à laquelle personne ne croyait, personne… Il fallait continuer à faire semblant. Les années 1980 étaient un cauchemar de l’absurde. En 1983, chaque propriétaire d’une machine à écrire devait la déclarer au commissariat et ceux qui représentaient « un danger pour la sécurité de l’Etat » ou qui avaient un casier judiciaire étaient interdits de machine à écrire ! Et la censure.. Des équipes spéciales de la Securitate avaient dressé une liste de mots interdits dans les romans, les films ou les chansons. Ceux, en particulier, qui évoquaient la faim ou le froid, et qui étaient considérés comme une allusion directe aux décrets de Ceausescu ; on n’avait donc pas le droit d’écrire : « Il enfila un pull car il frissonnait » ! Tout était lu, relu, ils censuraient même les étiquettes de boîtes de conserve. A la même époque, ils ont inventé une nouvelle catégorie de gens à surveiller : « les personnes sans antécédents »…

C’était d’autant plus dur pour nous qu’il y a eu une période relativement ouverte au début des années 1970, où nous avons eu envie de croire en un pays nouveau. Ensuite… Si seulement on avait été envahis par les soviétiques, mais là, le virus était en nous, il fallait s’autocombattre.

J’ai du mal, ajoute Radu, embarrassé, à pardonner aux Occidentaux, je vous l’avoue, votre soutien incessant à Ceausescu. C’est d’ailleurs drôle, enfin, intéressant, mais c’est la droite qui le soutenait ardemment, Le Figaro, entre autres. Sans doute parce que Hersant, comme Georges Marchais, d’ailleurs, était un invité de marque lors des luxueuses parties de chasse que Ceausescu organisait dans les Carpates…

 

Page 307

 

Et tandis que je prends note de ces preuves «incontestables », c’est elle qui me revient, la rage de Nadia, parfois, sa peine, lorsqu’elle avait l’impression que je n’écoutais pas ce qu’elle me disait, ce qu’elle appelait mon « arrogance occidentale », ma façon de dépeindre le bloc de l’Est d’une façon caricaturalement grise. Ma stupéfaction embarrassée quand, à Bucarest, j’ai été confrontée aux souvenirs contrastés des uns et des autres alors que je venais prendre note de leurs cauchemars. Les soupirs lassés de Nadia devant ma réticence à accepter que le laboratoire des petites filles, ce système tellement décrié de dressage de gymnastes communistes, l’Ouest l’avait formidablement reproduit dès qu’il avait pu mettre la main sur ses secrets de fabrication.

 


Commentaires

2 réponses à “La petite communiste qui ne souriait jamais”

  1. bonjour
    excellent article , j’ai pris bcp de plaisir à le lire , merci ^^

    1. Merci à vous. Oui, un très bon livre.

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