Les évaporés

J’ai lu ce livre d’une traite avec autant de plaisir que d’intérêt. Au-delà de l’intrigue elle-même, c’est une immersion dans une autre culture que la nôtre, celle du Japon actuel où il est question en particulier des modes de vie au quotidien, de la corruption et de l’incompétence de la puissance publique aussi bien à traiter les conséquences dramatiques issues de Fukushima pour un très grand nombre de familles de disparus, pour assurer la protection des travailleurs employés sur le site, que pour éradiquer la menace qui pèse encore sur l’environnement.

Les évaporés                                                            Editions Flammarion

Un roman japonais                                                          2013

978.2.0813.0705.6

Thomas B. Reverdy                                                                    lu en janvier 2014 *****

 

 

 

 

Quatrième de couverture :

 

Ici, lorsque quelqu’un disparaît, on dit simplement qu’il s’est évaporé, personne ne le recherche, ni la police parce qu’il n’y a pas de crime, ni la famille parce qu’elle est déshonorée. Partir sans donner d’explication, c’est précisément ce que Kaze a fait cette nuit-là. Comment peut-on s’évaporer si facilement ? Et pour quelles raisons ? C’est ce qu’aimerait comprendre Richard B. en accompagnant Yukiko au Japon pour retrouver son père, Kaze. Pour cette femme qu’il aime encore, il mènera l’enquête dans un Japon parallèle, celui du quartier des travailleurs pauvres de San-ya à Tokyo et des camps de réfugiés autour de Sendai. Mais, au fait : pourquoi rechercher celui qui a voulu disparaître ?

 

Les évaporés se lit à la fois comme un roman policier, une quête existentielle et un roman d’amour. D’une façon sensible et poétique, il nous parle du Japon contemporain, de Fukushima et des yakuzas*, mais aussi du mystère que l’on est les uns pour les autres, du chagrin amoureux et de notre désir, parfois, de prendre la fuite.

 

*Un yakuza (ヤクザ/やくざ, yakuza?) est un membre d’un groupe du crime organisé au Japon. Par extension, ce mot désigne n’importe quel voyou japonais. Les yakuzas sont représentés par quatre principaux syndicats, présents sur tout l’archipel, et possèdent également des ramifications dans la zone Pacifique, et même en Allemagne et aux États-Unis. Ils seraient plus de 84 700.

Ils seraient la plus grande organisation de crime organisé du monde[1], pourtant, ce n’est pas une organisation secrète. Ainsi, les clans ont généralement pignon sur rue, la plupart du temps sous couvert d’une structure légale de type associative[2].

 

L’auteur :

 

Thomas B . Reverdy est l’auteur de quatre romans aux éditions du Seuil : la Montée  des eaux (2003), le Ciel pour mémoire (2005), les Derniers Feux (2008) et l’Envers du monde (2010)

 

Extraits :

 

Page  23

Dans ce coin de la ville où l’on trouve aussi bien les boîtes de nuit que des magasins chics, cela fait des années que les hobos des années soixante-dix se sont transformés en junkies et en simples clochards. Les plus résistants entretiennent encore une forme de sociabilité, s’appellent par leur nom de rue et se refilent des tuyaux sur les foyers qui ont encore des lits. Ils ont l’air à peine moins sociopathes que les jeunes snobs qui sortent des clubs, ivres morts, après avoir vidé une bouteille de cognac à trois cents dollars pour impressionner des filles qui rêvent de se marier avec des gars come ça. Un condensé de l’Amérique.

 

C’était une époque étrange. Tout le monde s’est mis à courir sur place, on aurait dit le pays de la Reine rouge, dans Alice. On continuait de courir, comme pendant les années quatre-vingt, avec les mêmes recettes et le même désir effréné de fric et de bonheur à portée de main, de bonheur qui s’achète, mais le monde courait plus vite que les gens.

Les entreprises, au bord de sombrer, en avalaient d’autres avec de l’argent qu’elles n’avaient pas, mais qu’elles espéraient gagner en Bourse plus tard, quand les marchés leur feraient confiance à cause de leur taille et non pas à cause de ce qu’elles fabriquaient. Il y avait des licenciements massifs. Comme les Etats, les chômeurs empruntaient leur train de vie. Et quand il n’y avait plus de banque pour leur prêter, ils se tournaient vers des sociétés de titres détenues par les yakuzas. Il fallait continuer de courir, tout le monde jouait à ça. Les gens avaient quatre ou cinq cartes de crédit. On avait l’impression que le premier qui s’arrêterait mourrait sur le bord de la route. Et au moment de payer, parce qu’il y a toujours un moment où il faut payer, soudain l’enfer s’ouvrait sous leurs pieds comme une de ces failles qui, régulièrement, engloutissaient des villes entières.

Les jeunes n’avaient jamais eu si peu d’avenir.

Il n’y avait jamais eu autant de suicides et de fugues.

Yukiko a tenu un an sans donner de nouvelles.

Quand elle est rentrée, son père l’a serrée si fort contre lui, il a été si reconnaissant et désemparé, incapable du moindre reproche, incapable de quoi que ce soit d’autre que la prendre dans ses bras, sur le pas de la porte où il se tenait lorsqu’elle est réapparue, come s’il avait pressenti sa venu ou comme s’il l’avait attendue là pendant un an, son père dont elle n’a jamais su percer les sentiments, si fragile soudain par amour pour elle, qu’elle a éclaté en sanglots dans ses bras. Et c’est peut-être la seule fois, alors qu’elle venait brutalement de devenir adulte, qu’elle sentit ce que c’était que d’être une enfant.

 

Page 71

C’est ce qu’ils sont venues chercher : des jeunes hommes qui ont faim, de la chair à bosser sans contrat, sans papiers, sans identité, sans livret d’employeur et sans assurance. Les marchands de travail remplissaient rapidement les camionnettes. Cantonnier, terrassier, transporteur, ouvrier routier, canalisateur, égoutier, sapeur, au gré des besoins. Nul n’était qualifié, nul n’avait nécessité de l’être autrement que par sa force, hormis les charpentiers, qui formaient une sorte d’aristocratie et pour cela étaient recrutés en premier.

Depuis quelque temps, il y avait une nouvelle demande.

« Levez la main, ceux qui viennent du Nord ».

Le tsunami avait brutalement jeté des milliers de personnes sur les routes. La reconstruction durerait des années. La zone d’exclusion demeurait inhabitable. Malgré les aides d’urgence, les dédommagements ne viendraient qu’au terme de procès qui prendraient au moins dix ans, dans lesquels l’Etat, la compagnie électrique et les assurances se rejetteraient la responsabilité de la catastrophe, regrettant de ne pouvoir l’attribuer à quelque dieu caché, au destin, à Monsieur pas-de-Chance. Ceux qui avaient des dettes ou qui avaient sombré avec le traumatisme avaient rejoint Tokyo dans l’espoir de refaire leur vie. Certains, pour des raisons qui leur appartenaient, en avaient profité pour disparaître. Beaucoup avaient erré, ballotés comme débris de vaisseaux fantômes dans la campagne submergée, toutes amarres rompues, familles disloquées, parents perdus, maisons effondrées, anéanties, éparpillées sur la plaine en compagnie de carcasses de voitures et de bateaux, de wagons fracassés, d’arbres déracinés, de morceaux de routes arrachés, de rochers, de chiens redevenus sauvages se nourrissant de vaches abandonnées, de cadavres aussi : il y en avait partout, dans les maisons éventrées, parmi les ruines, sur le rivage où la mer les ramenait sans cesse, pendant des semaines, assez de morts pour transformer des bans de maquereaux en piranhas, et tous ces gens qui erraient étaient comme à la dérive au milieu des restes de leur monde. La mer s’était retirée, mais il n’y avait plus de port où rentrer.

Ils n’avaient plus de bagages.

Alors ils avaient échoué ici, à San’ya.

Pour exactement les mêmes raisons, c’étaient eux qu’on envoyait à présent dans le Nord qu’ils avaient fui déblayer les routes, débarrasser les gravats, nettoyer les routes, débarrasser les gravats, nettoyer les égouts inondés de Fukushima ou travailler à la maçonnerie de la centrale nucléaire pour une de ces entreprises de sous-traitance dont personne ne voulait rien savoir. C’était du boulot pour une semaine ou deux, parfois un mois, selon les risques. Ceux qui travaillaient dans le périmètre d’exclusion de la centrale, on leur donnerait des combinaisons sur place, pas de badge dosimètre pour mesurer les radiations, pas de suivi médical. Ces hommes étaient sortis des statistiques qui permettent aux gens normaux de se sentir en sécurité ;

Ils se dévisageaient. Chacun se demandait s’il fallait lever le bras, se déclarer. Y aller, sans poser de question, retourner là-bas. Quand ils s’avançaient, les autres n’osaient pas les regarder  pour ne pas risquer d’entamer leur courage, pour ne pas leur montrer que cela faisait peur à tout le monde. Au bout de deux ou trois jours sans boulot de toute façon ils y seraient venus, ça n’aurait servi à rien de leur faire peur. Et pour quoi faire ? Il aurait fallu discuter, s’organiser, mais chacun est seul, à San’ya. Et pour quoi faire ? Les risques de maladie, les cancers, les risques en général c’est abstrait et puis c’est dans très longtemps. Aujourd’hui, voilà ce qui leur importait. Pour le reste on verrait. Aujourd’hui, c’est l’assurance d’aller jusqu’à demain. Et demain, c’est peu mais c’est une promesse suffisante.

Les camionnettes se remplissaient.

La misère est une énergie renouvelable.

 

P 104

 

« Les tremblements de terre ont toujours été fréquents. Au Sud d’ici, sur la côte de Nankai, de Nara à Chikoku, et dans le nord du Kanto, ils ont toujours été dévastateurs. C’est comme si le pays n’en finissait pas de sortir des eaux, menacé par les vagues et les soubresauts de ses profondeurs. Le « monde flottant », vois-tu, ce n’est pas qu’une image. C’est ainsi qu’on appelle la société des vagabonds, des brigands, des prostitués et des moines errants, des comédiennes comme moi, mais, au fond, tous les Japonais s’accrochent en titubant aux rochers de leur île comme sur le pont d’un très gros bateau. Il y a toujours eu des écrasées ou s’effondrent, des villes sont anéanties par le feu, emportées par les tsunamis. On faisait des fosses communes, on n’avait aucun moyen d’identifier les cadavres après quelques semaines. C’est, à chaque fois, plusieurs années de guerre en un jour. Parmi les corps, dans la boue, dans la cendre, comment distinguer ceux qu’on retrouve, mais qu’on ne reconnaît pas, des parents, voisins, amis qu’on connaissait mais qu’on ne retrouve pas ? Cadavres anonymes ou morts qu’on n’a pas repêchés, quelle importance dans les temps de désastres ? Et puis il y a ceux qui n’étaient pas là et n’osent pas revenir. Ceux qui se sont enfuis. Il y a tous les survivants, les riches et les pauvres, remis à égalité par le malheur : les maisons sont effondrées, le commerce ruiné, l’agriculture détruite, ceux qui survivent ont tout perdu. Ce sont des temps ou chacun peut refaire sa vie, repartir de zéro. Les cartes du destin sont rebattues, ce sont des temps d’espoir, malgré tout. On les voyait ainsi, autrefois. »

 

P 125

« Oh, je n’en sais rien. Les hommes ici se conduisent comme des cons, mais ce sont aussi des pauvres types qui travaillent comme des dingues pour ramener un argent dont ils ne profitent pas. De leur côté, les nanas sont des potiches bafouées, mais elles règnent sur la maison, elles se vengent à leur façon. C’est elles qui donnent à leurs maris, tous les matins, l’argent liquide dont ils ont besoin, y compris celui qu’il va dépenser, le soir avec des filles ; c’est la névrose à tous les étages. »

 

P 165

Le gouvernement était comme stupéfait, englué dans ses accointances avec la Tokyo Elextric Power et ses mensonges pour gagner du temps. Ce furent les gouverneurs de provinces et les maires qui finirent par prendre les choses en main. Ils prirent la responsabilité de faire évacuer leurs villes, entamèrent des négociations avec les assurances, débloquèrent des fonds d’urgence, organisèrent les refuges. Ils traitèrent directement avec les sociétés privées qui proposaient leur aide. Kaze n’avait pas été très étonné de retrouver toutes celles qu’il avait identifiées dans les contrats publics signés à la va-vite, sans appel d’offres, par des municipalités aux abois. La ruée vers la catastrophe fonctionnait sur le même principe que la ruée vers l’or  : premier arrivé, premier servi. Les boîtes se faisaient payer en terres constructibles sur le littoral dévasté, avant qu’aucun fonctionnaire de l’équipement n’ait le temps de réagir. Bon Dieu, et qu’auraient-ils pu dire ? Officiellement on ne parlait même pas encore d’accident nucléaire. Les hommes de Gion* s’étaient acheté une région, ni plus ni moins, en low cost au cœur de la crise.

  • Gion (祇園, Gion?) est un district de Kyoto érigé au Moyen Âge à côté du sanctuaire de Yasaka. Le district a été construit pour servir de halte aux voyageurs et visiteurs du sanctuaire. Il a par la suite évolué pour devenir une zone prisée et connue pour ses geishas.