Les cent derniers jours

                                     Editions Grasset

                                                                                     2013

                                                                                     978.2.24679854.5

Patrick McGuinness                                                                    lu en janvier 2014 *****

Quatrième de couverture :

Un jeune professeur d’anglais est nommé en Roumanie en remplacement d’un confrère. Nous sommes trois mois avant la chute de Ceausescu, mais cela, il ne le sait pas.

Guidé par Léo, un trafiquant au marché noir, il découvre un pays où tout est rare et rationné, de l’électricité à la liberté. Les seules choses qui prospèrent sont l’ennui et les petits arrangements. Tout le monde espionne tout le monde, on ne sait à qui l’on peut faire confiance. Ce roman que Graham Grene n’aurait pas renié est celui de la déliquescence des vieilles dictatures qui tombent comme des fruits pourris.

Citation de l’auteur :

« Pourtant, la manière dont nous ratons notre vie, c’est notre vie ».

Randall Jarrel

Critiques :

Ce qui nous rend intéressés de bout en bout, et nous donne de la sympathie pour son outsider de héros, c’est que McGuinness écrit si bien. Une telle écriture fait des Cent derniers jours une relation incisive et passionnante d’une société et d’un temps dont il est essentiel de se souvenir.

The New York Times

McGuinness s’exprime avec une superbe clarté et ses observations ont le parfum caractéristique de l’authenticité.

The Indépendant

Un brillant premier roman, sombre mais écrit de manière immaculée, amèrement lucide et très prenant

Spectator

Un premier passionnant… Je défie quiconque de ne pas se laisser emporter par ces pages exceptionnelles

Time Out Magazine

L’auteur :

Patrick McGuinness, né en 1968, a vécu en Roumanie. Il est professeur de littérature française comparée à l’Université d’Oxford. Il a publié trois recueils de poèmes pour lesquels il a gagné de nombreux prix. « Les cent derniers jours » est son premier roman.

Extraits :

P 14

Après l’atterrissage, il fallut attendre que les VIP descendent, des hommes sévèrement costumés de gris, escortés de leurs épouses qui paraissaient avoir été coulées dans un mélange de crème anglaise et de ciment. On emporta leurs bagages sans les ouvrir pour les placer dans des berlines anthracite. Je connaissais ce type de voiture, c’était une copie de la Renault 12 produite par Dacia, le constructeur automobile roumain. Le nom avait une signification, m’avaient appris mes lectures superficielles sur le sujet. Les Daces, selon l’histoire officielle sanctionnée par Ceausescu, avaient survécu au siège de troie. Ces cousins pauvres des thraces séparés de la tribu romaine avaient fondé leur îlot de latinité en Europe de l’Est, où ils s’étaient retrouvés encerclés par les Slaves, martyrisés par les Turcs, puis entraînés dans la sinistre orbite de l’Union soviétique.

P 20

Soigner mon père pendant ces derniers mois avait été une épreuve d’endurance, pour lui comme pour moi. Je poussais son fauteuil roulant de salle en salle et il fulminait contre les fautes d’orthographe, la grammaire déplorable et les apostrophes fantaisistes sur les tableaux d’affichage en contreplaqué de l’hôpital. Les habitudes ont la vie dure : vingt ans durant, à Fleet Street, il avait travaillé sur les linotypes des journaux et composé les pages à la main, apprenant son métier et acquérant par la même occasion une maîtrise de la langue dont un homme moins amer aurait fait meilleur usage. Trois ans plus tôt, quand on l’avait renvoyé avec six mille autres employés de l’imprimerie, il avait participé aux piquets de grève pendant quelques semaines et il avait jeté des briques contre les voitures de police, puis, un beau matin, il était retourné au travail dans un bus blindé aux vitres peintes et grillagées, protégé par l’une des nouvelles société de sécurité. Mon père avait l’engagement politique extrême, mais inconstant.

Tout au long de sa lente agonie, nous parvînmes à éviter la réconciliation en n’échangeant que des futilités. Quand le délire s’empara de son esprit quelques jours avant sa mort, il se mit à la réclamer – ma mère : il lui reprochait de ne pas être là, de ne pas lui rendre visite. Même à la fin, il trouvait le moyen d’être en colère. Le médecin était sidéré par l’énergie avec laquelle il combattait le cancer pied à pied, toujours luttant, alors que la maladie aurait dû l’emporter depuis des mois : « une guerre de tranchées », disait le docteur. Mais je savais ce qui l’aidait à tenir : cette colère.

P 59

Mon père se cognait au plafond de sa vie, persuadé d’être trop grand pour elle. Mais il n’était pas si grand que ça : sa vie s’était simplement racornie autour de lui parce qu’il ne s’en servait pas assez. Ma mère était son esclave et, alors que le peu dont elle se contentait ne cessait de diminuer, il la remerciait en l’accablant de ressentiment et usait d’une violence d’autant plus effrayant qu’elle était rare et préméditée. Et le jour où elle s’est brisée, elle s’est arrêtée net. Comme si elle était déjà morte, mais nous avait laissé son corps pour nous aider à nous acclimater au manque. C’était tout elle – ce départ en douceur.

P 29

Notre serveur débordant de sollicitude vient s’assurer que « tout est délicieux ». dans la mesure où nous n’avons même pas commandé, c’est sans doute le meilleur moment pour nous poser cette question. Il couve des yeux le paquet de Kent sur la table. […]

–          Ah, c’est la nouvelle mode, ici… Toujours à vous demander si vous avez bien mangé, à vous souhaiter bon appétit. Je préférais quand ils vous balançaient la bouffe sur la table et repartaient en se grattant le cul… C’est une habitude récent, la faute de la télé étrangère. A mon arrivée à Bucarest, quand je suis venu déjeuner ici, une des femmes de ménage se coupait les ongles des pieds sur le tapis. C’était la roumanie d’avant. Ah ! le bon vieux temps… Maintenant, on a droit à : Bonjour ! Je m’appelle Nicolae et c’est moi qui vais m’occuper de vous ce soir…

P 57

On appelait l’associé de Léo « Le Lieutenant » : c’était un Tsigane tatoué, les oreilles percées de plusieurs trous, en culotte d’équitation et bottes de cosaque, qui faisait rugir sa Yamaha Panther dans les quartiers pauvres de Bucarest. Un Easy Rider du Rideau de fer. Avec sa tunique bleue ornée de boutons dorés et de chevrons d’officier –d’où son surnoms-, il avait l’air d’un vétéran, mais d’un vétéran qui aurait appartenu à une horde de violeurs et de pilleurs mongols. Le Lieutenant s’occupait de la logistique. Il dirigeait une armée de nomades polonais et tsiganes qui se déplaçaient la nuit à travers les champs, les montagnes et terrains vagues, se glissaient sous les barbelés rasoirs et sautaient par-dessus les clôtures électriques, aussi insaisissables que la brume matinale. Ils siphonnaient les stations-service d’Etat, escamotaient du matériel dans les usines improductives, soustrayaient une partie de la production des exploitations agricoles collectives et détournaient la farine et l’huile acheminées par convois nocturnes. D’un bout à l’autre du pays, on rectifiait les inventaires après leur passage.

C’était le marché noir qui faisait vivre la Roumanie, la maintenait à flot en comblant les nombreux manques et en corrigeant, à un certain prix, une bureaucratie ruineuse. C’était le double du système, son ombre. Celui-ci devait peut-être même sa survie à ce trafic, comme le mur ne tient plus que grâce au lierre qui l’a vidé de sa substance.

P 97

Les premiers temps, j’étais perturbé de me savoir filé. Ce n’était pas par maladresse que l’homme avait gratté une allumette sous mes yeux. Il voulait me montrer que l’obscurité était vivante. Mais il n’avait pas besoin de me surveiller continuellement. Bientôt, je m’en chargerais tout seul. C’était ça le principe : on finissait par faire le boulot à leur place ; je rentrai me préparer un autre café, soudain attentif à chacun de me mouvements. Je commençais à chanter dans la cuisine, puis m’interrompis ; avant de prendre ma douche, je fermai la porte de la salle de bains et poussai même le verrou. La surveillance a cet effet : on cesse d’être soi-même pour vivre à côté de soi. La nature humaine ne peut être changée, mais on peut l’amener à un degré de conscience qui la dénature. Ainsi, je projetais sur la rue indifférente le sentiment de culpabilité et de dissimulation qui m’avait soudain envahi.

P 140

Le fonds de commerce du régime était la contrefaçon : produits contrefaits, sentiments contrefaits. On vous donnait la solitude à la place de la vie privée, la foule au lieu de la communauté, la reproduction en guise de sexualité. C’était pourtant le seul acte susceptible d’exorciser les frustrations du quotidien, la seule sphère à laquelle l’Etat n’aurait pas dû avoir accès. Mais Rodica savait ce qu’il en était réellement. Dans les autres pays communistes, votre corps vous appartenait, c’était peut-être même l’unique propriété qui ne fût pas du vol. Baiser permettait de s’évader. « L’aspirine du pauvre », disaient les Roumains. En réalité, il n’y avait que les privilégiés pour baiser avec insouciance ; la majorité se contentait d’un soulagement furtif entouré de précautions. Ailleurs dans le bloc de l’Est, l’avortement et la contraception étaient des droits. Ici, c’étaient des actes dangereux et illégaux. Le marché noir du préservatif était impitoyable et il était si difficile d’en trouver que les gens les réutilisaient, après les avoir lavés, séchés et roulés. Le sida était encore confidentiel et n’existait soi-disant pas, mais on savait qu’il rôdait, se renforçait, s’insinuait par les voies du déni et du secret officiel. Je l’avais vu : EPIDEMIE, les lettres qui brûlaient comme une fièvre ; j’entendais le tintement de ses caisses enregistreuses la nuit, quand on échangeait des billets dans les hôtels et les boîtes où travaillaient les prostituées.

P 146

[…] Ces assemblées se divisaient en deux groupes. Sobre, cultivée, bien élevée, la vieille bourgeoisie avait tout perdu avec l’avènement du communisme ; ses maisons avaient été réquisitionnées, son épargne nationalisée et ses réseaux détruits. La plupart de ses membres se voyaient refuser l’accès au Parti et subissaient un déclassement social en guise de purgatoire, gagnant chichement leur vie comme concierges, gardiens de musée ou ouvreurs, des emplois conçus pour les obliger à côtoyer leur histoire, leur culture. Quelques-uns, dont Manea Constantin, se débrouillaient pour gravir les échelons du Parti en dépit de leur passif familial et devenaient des figures puissantes de la nomenklatura, ministres ou diplomates, occupant une position similaire à celle qu’ils auraient eue sous l’ancien régime. Et il y avait la nouvelle race, ceux qui devaient tout au Parti, et en particulier à Ceausescu qui préférait les gens dont il se sentait proche : des êtres frustes, qui avaient reçu une éducation médiocre, mais qui étaient dotés d’une ruse sournoise, d’une loyauté sans faille et d’une corruptibilité totale.

Au fond de la salle, devant un tableau expressionniste représentant un nu à la peau jaune, Trofim n’avait pas réussi à éviter l’attaché économique britannique, Giles Wintersmith, lequel parlait et mastiquait des cacahuètes en même temps, si bien que le contenu de sa bouche ressemblait à un camion poubelle dont les mâchoires se refermaient sur leur magma hebdomadaire d’ordures. Modelés par des années de cocktails et de réceptions, ses doigts formaient une manière de cuillère effilée simienne qui lui permettait d’enfourner des pelletées d’amuse-gueules. A côté de lui se trouvait Franklin Shrapnel, son homologue de l’ambassade américaine, un civil corpulent fétichiste de la chose militaire qui avait un faible pour les tenues de combat avec un tas de fermetures éclair, de ceintures et d’étuis à pistolet. Il s’évertuait à ressembler à un garde du corps qui accompagnait un président en visite d’Etat : il tirait sur son lobe comme s’il écoutait une oreillette high-tech et ses yeux furetaient dans la pièce, démasquant partout des extrémistes. Leur amitié était une caricature des relations anglo-américaines pendant la guerre froide : Shrapnel admirait l’humour flegmatique de Wintersmith, lequel était impressionné par la posture d’homme d’action de son compagnon.

P 158

Léo prit le pétard et aspira une longue bouffée.

-Ils participent tous. Petrescu, par exemple, il ne se contente pas de peindre des icônes. Il trafique des passeports, fabrique des tampons et des visas ; la spécialité de Ionescu, ce sont les papiers à en-tête d’universités américaines…il en fait provision chaque fois qu’il est invité à une conférence. Costanu, au musée d’Histoire naturelle – il nous a filé quelques caisses d’emballage à l’occasion… quelques trous pour respirer, de la paille, et roule ma poule : un joli petit compartiment de première classe pour un couple d’amoureux en quête d’une vie meilleure.

Vintul n’appréciait pas sa légèreté ni son empressement à livrer des noms. J’examinai Léo et la poignée de jeunes aux regards vitreux autour du feu. Quel amateurisme : qulques hippies et une équipe disparate de peintres et de professeurs contre l’appareil sécuritaire le plus impitoyable au monde.

–          Ca marche souvent ? lançai-je d’un ton désinvolte, m’efforçant de reprendre une place dans la conversation,

–          Plus que tu l’imagines.

–          Et quand ça ne marche pas, que se passe-t-il ?

–          Ce n’est pas ton problème. Nous vivons une époque en phase terminale…

Un brusque hochement de tête en direction de Léo.

–          Tu sais que c’est lui qui nous a apporté le capitalisme ? Comment dites-vous ? La loi de l’offre et la demande, tout a un prix et le prix change constamment – plus Léo pense qu’on désire quelque chose, plus c’est cher. C’est le nouveau monde auquel nous voulons tous avoir accès…

P 249

–          La première loi d’une bonne purge, c’est qu’elle doit être aléatoire ; la deuxième, c’est qu’elle doit aboutir à une promotion qui dresse les prétendants les uns contre les autres pour qu’ils ne se retournent pas contre le système, la troisième, c’est que les gens doivent user plus d’énergie à tenter de comprendre la raison d’une éviction qu’à protester contre son injustice.

P 323

–          En l’espace d’un demi-siècle, mon mentor, le baron Henri Nivarlais – grand diplomate s’il en est -, a assisté aux changements les plus radicaux que le monde a connus sans remuer le petit doigt. Ce bon baron me disait : « Jeune homme, il y a deux sortes de problèmes diplomatiques : les petits et les grands. Les petits se résoudront d’eux-mêmes et vous n’aurez aucune prise sur les grands. Les réelles difficultés qu’il vous faudra surmonter viendront de la tentation d’agir. Il s’agira d’y résister noblement : c’est ainsi que vous ferez vos preuves.

P 394

–          Ce sont toujours les petites choses qui survivent : le superflu, les décorations. Les frivolités. Quand on fait des fouilles archéologiques, on retrouve quelques bijoux en or martelé ou des fragments de poterie. Une boucle d’oreille, un flacon de parfum, c’est ainsi qu’on recrée les civilisations mortes. Tout ce qui est construit pour durer disparaît… s’effondre ou s’efface. Aucun lieu ne raconte son histoire comme prévu. Regarde : une grue de quarante tonnes se casse la figure, tandis que le petit chien en porcelaine sur l’étagère n’a pas bougé…

P 396

Pendant les semaines suivantes, on assista à une frénésie de démolition à laquelle même les bulldozers les plus endurcis n’étaient pas préparés. La Direction des bâtiments utilisa le séisme comme excuse pour raser des pans entiers du vieux Bucarest. A Lipscani, Dudesti et Dorobanti, on expulsait les habitants afin de les reloger dans des immeubles qui trouvaient le moyen d’être à la fois inachevés et déjà délabrés. Depuis le tremblement de terre, beaucoup de ces tours avaient l’allure de ruines, le romantisme en moins, coincées entre un passé aboli et un avenir qui refusait d’arriver.

Léo et moi continuions de filmer ou de photographier les destructions, mais tout allait trop vite. Je pris une dizaine de pellicules, et j’aurais pu en prendre dix de plus. Léo les faisait développer et les envoyait, accompagnées de comptes rendus, à Reuters, au Soir et au Figaro. Les diplomates de Bucarest, sous l’impulsion d’Ozeray, commencèrent à élever la voix. Ce qui se passait ici n’était qu’une partie du problème : en province, autour de Sibiu et de Timisoara, et dans la région moldave, des zones où vivaient des minorités, on éradiquait toutes les traces d’autres cultures. C’était la désolation : des villages vieux de plusieurs siècles étaient rasés en une matinée, pour être remplacés par des tours d’habitation entourées de broussailles ou de complexes industriels qui ressemblaient à des colonies pénitentiaires intergalactiques laissées à l’abandon. La Roumanie ne serait bientôt qu’un immense no man’s land sans passé.

P 397

Le 1er novembre, on assista à la plus grave des démolitions, celle qui resterait dans les mémoires comme le symbole du vandalisme, de la vulgarité et du ridicule qui caractérisaient cette « rénovation urbaine ».

Le monastère Saints-Cyrille-et-Méthode se dressait depuis des siècles sur la rive sud-ouest du canal. Mais le clocher vieux de quatre cents ans gênait, c’était une injure au nouvel horizon. Après avoir résisté aux tremblements de terre, aux incendies, aux termites, aux Turcs, à la pourriture et à la négligence, il devait céder la place au « parc de loisirs du peuple », un parc d’attractions communiste, avec des salles de jeu mal éclairées et des manèges immobiles, de la barbe à papa grise et de la musique édifiante qui dégoulinerait toute la journée. Les plans étaient exposés au siège du Parti : des piliers néoclassiques pour servir d’écrin à une énorme cloche de verre, un palais de cristal dédié aux loisirs totalitaires.

C’était une démolition inhabituelle. Le clocher serait dynamité –une nouvelle mesure, le but étant de pulvériser les pierres au lieu de simplement les désassembler. Ainsi, il ne serait pas question de le rebâtir un jour. Quand les « rénovations » avaient débuté, quelques années plus tôt, les édifices importants étaient démontés et mis à l’abri. Ils attendaient dans des réserves, comme des morts-vivants dans leurs tombes, le jour où ils reviendraient hanter Ceausescu. Aujourd’hui, la destruction était plus agressive : on faisait exploser les édifices, on les écrasait au rouleau compresseur, puis on les jetait au fond d’une grande fosse pour servir de lest sur le site où ils s’élevaient autrefois. Comme ces prisonniers dans les camps de la mort qu’on obligeait à creuser un trou, avant de les abattre, agenouillés à côté. Une Mégalo-Nécropole, avait dit Léo : même sans souscrire à son discours apocalyptique, nous sentions tous que l’on était arrivé à la fin de quelque chose, dans une ville qui devenait à la fois son propre fantôme et son propre tombeau.

P 413

Le quatorzième congrès du Parti débuta le 1er décembre. Les hôtels se remplirent de délégués d’organisations et de nations « amies ». Les communistes grecs s’étaient établis à l’Athénée Palace avec les Français, les Serbes et diverses factions néo-staliniennes de l’Ouest. Tous les Africains étaient logés à l’InterContinental, où l’on croisait entre autres des Ethiopiens, des Tanzaniens et des angolais, qui souvent étaient impliqués dans des conflits dont ils avaient oublié les détails, même quand ils tentaient de régler ça à coups de poing dans les bars ou lorsqu’ils se crachaient dessus dans les halls mal éclairés : des histoires de frontières, d’espace aérien ou d’embargos.

L’entremetteur en chef du régime, l’Archimac Ilie, était débordé. Sa clique rôdait aux abords des soirées et des réceptions pour s’assurer que personne n’était à court de cul ni de came. Les gares de Bucarest étaient remplies de jeunes filles amenées des villages afin de grossir les rangs des travailleuses sexuelles. Les congrès et les conférences du Parti rapportaient à Ilie plus que tout ce qu’il gagnait durant le restant de l’année. Pendant quelques jours, Bucarest se transformait en un vaste incubateur de maladies vénériennes où les souches indigènes rencontraient des virus plus exotiques et se métissaient. Léo prétendait que les MST réveillaient le bon communiste qui sommeillait en chacun de nous : c’était la seule chose réellement partagée par tous.

Mais, au cœur, la ville était morte. Des hélicoptères la survolaient toute la journée ; la nuit, les cylindres blanc étincelant de leurs projecteurs balayaient le ciel et fouillaient les recoins des rues désertes. Vue de là-haut, c’est à cela qu’elle devait ressembler : une ville froide et dépeuplée entourée de cercles de défense concentriques semblables à ceux d’un viseur, avec le siège du Parti à l’intersection des lignes du réticule.

P 456

Le camarade paraissait vieux et fatigué. Démentant les milliers de morts propagés par la rumeur, il en admit dix au maximum, et uniquement des « agents étrangers ». il déblatérait des clichés communistes tous plus énormes les uns que les autres, louant la police et l’armée, balançant des formules comme « saboteurs impérialistes », « ennemis de la souveraineté roumaine », « provocateurs capitalistes »… c’était la langue des procès-spectacles staliniens. Dans le bar, on riait, crachait par terre, le traitait de vieux fou, de Staline, de Dracula. Ceausescu acheva son pensum de cinquante minutes en annonçant une augmentation des salaires et des bourses étudiantes.

–         Et on le dépense où, ce fric ? lança un des buveurs au fond de la salle, sous les applaudissements.

Si c’était un indicateur de l’humeur de la population, le Camarade ne pouvait plus compter sur son arme suprême : la peur.

Cette intervention était un mauvais calcul. Ceausescu avait l’air vulnérable, fuyant, insignifiant. Lui habituellement si vif, semblait affecté par le décalage horaire, désorienté. Il avait la voix criarde et essoufflée, le teint terreux et, conséquence du diabète, les traits à la fois tirés et bouffis. Tous ses actes à venir seraient interprétés en fonction de sa prestation télévisée. Il avait montré sa faiblesse, et il devrait payer pour cela autant que pour sa force passée. « Staline a fait tout ce qu’un homme dans sa situation devait faire » ; certes, mais Staline avait la peur de son côté jusqu’à la fin. Ceausescu était comme son palais : une façade qui cachait un néant ramifié.

P 466

–         Explique-moi une chose : si la moitié du pays se soulève, pourquoi est-ce que Ceausescu a décidé de faire venir cent mille personnes dans la capitale, au moment où la population est au bord de la révolte et où il ne peut pas compter sur ses forces policières ?

Léo me regarda et alluma une cigarette.

–         Eh bien, il y da deux possibilités. Soit il n’a pas conscience de ce qui se passe et il s’est mis en tête de sortir le grand jeu, de faire un beau discours et de brandir les banderoles et les drapeaux. Ca a toujours marché jusque-là… soit c’et quelqu’un qui lui a donné ce conseil et c’est un mauvais conseil. C’est peut-être Elena, ou n’importe lequel des flagorneurs qui lui répètent à tout bout de champ qu’il est adulé. Ou encore, ce pourrait être quelqu’un qui souhaite qu’il aille trop loin, pour créer ainsi une situation de non-retour… Il y a des gens là-dehors, tout près d’ici, ajouta-t-il en désignant Herastrau du menton. Des gens qui attendent, qui observent et qui espèrent l’étincelle.

P 488

A dix-sept heures, nous regardions les images du procès à la télévision.

On ne voit que les Ceausescu, assis à une petite table dans un bunker de Targoviste. Ils gardent une attitude de défi jusqu’au bout et il se dégage une étrange tendresse de leurs petits gestes. Ce sont toujours les petits gestes que l’on retient. Peut-être est-ce parce qu’ils semblent avoir pris la mesure de la mort et que pendant un bref moment ils lui font face : elle boutonne son manteau et pointe le menton d’un air décidé, il caresse sa main, lisse ses propres cheveux, gonfle la poitrine. Ma mémoire me joue-t-elle des tours, ou, quelques minutes avant la fin, noue-t-elle un foulard autour du cou de son époux ? Elle est désorientée, terrorisée, pourtant, elle réagit encore avec une arrogance insensée. Quand on l’interroge sur son âge, elle rétorque : « On ne demande pas son âge à une dame », et c’est moins d’une demi-heure avec l’exécution.

Tous les procès de dictateurs connaissaient ces instants de dignité inattendue ou d’écœurement, lorsque la soif de sang attisée en nous faiblit. Que dit-il ? Il y a des sous-titres, mais ce ne sont que des divagations désespérées : « Je suis le président », « Je ne reconnais pas ce tribunal de voyou », « Je répondrai au peuple et au peuple uniquement »… Et elle : « Vous nous devez tout. Nous avons veillé sur vous. C’est ainsi que vous nous remerciez ? ». « C’est ridicule, les roumains nous aiment et ne soutiendront pas ce coup d’Etat ». Bravoure ? Ou seulement le fantasme qui survit à sa relation avec la réalité, comme la dernière note d’une symphonie qui reste un instant en suspens avant d’être engloutie par le silence ?

Ils sont reconnus coupables d’une longue série de crimes, d’avoir affamé leur peuple comme de posséder trop de paires de chaussures. A un moment donné l’avocat de la défense doit être rappelé à l’ordre par le procureur parce qu’il les injurie. Les accusateurs sont hors de vue, et leurs noms, quand Nicolae ou Elena les mentionnent, sont barrés par des sous-titres. L’une des voix est celle de Manea, j’en suis sûr, mais lorsque la liste des participants au procès sera enfin dévoilée, il n’y figurera pas.

Tout est fini à présent. La caméra fait un panoramique sur les cadavres. Les visages sont presque intacts, le point d’impact est propre ; l’arrière de leur crâne transpercé par les balles bat comme une capuche dans la tempête. Elle gît sur le trottoir alors qu’il est mort à genoux, son torse et sa tête projetés en arrière. Quelqu’un leur ouvre les yeux pour les examiner et leur prend le pouls.

P 491

Au guichet, je réclamai un aller simple pour Bucarest et sortis la somme nécessaire. L’employée leva vers moi des yeux sidérés et me demanda de répéter ma destination, puis le type de billet que je désirais. […]

A deux quais de là attendait le train de Bruxelles : BEOGRAD/BRUSSELS. Il était déjà plein, des voyageurs debout dans les couloirs, d’autres grimpant encore, traînant leurs bagages. Celui de Bucarest en revanche était un train fantôme, douze wagons vides, à l’exception de quelques journalistes. Avec l’ouverture des frontières, les combats de rue, la mort des Ceausescu, le pillage des villas et des palais luxueux, la Roumanie était le nouvel eldorado de la presse.